Ludo Incognito #03 : Le jeu peut-il se passer des joueurs ? (Jacques Henriot – Le jeu)

Quatrième épisode de ma chronique podcast des écrits autour du jeu de société paru initialement dans l’épisode 92 du podcast Proxi-jeux.

En suivant les traces des explorateurs ludiques Huizinga et Caillois (note de l’éditeur : voir les épisodes précédents), nous devions bien finir par tomber nez à nez avec Jacques Henriot. Dans son livre Le jeu (publié en 1969), ce sociologue français critique ses pairs et approfondit à sa manière ce qui se dissimule derrière cette pratique aussi simple à percevoir et aussi complexe à définir qu’est le jeu. Pour enfin replacer le joueur au centre de l’analyse du jeu car, soyons sérieux, « le jeu peut-il se passer des joueurs ? »

La transcription intégrale de l’épisode :


Sujet de recherche : Le jeu peut-il se passer du joueur ?- Première expérience
Au coeur de Luda Incognita – 15 décembre – 11h44 : Observation de 3 sujets Homo Ludens dans un bar de quartier.
Assis autour d’une table, les 3 sujets semblent ignorer ma présence.
Le sujet Antoine que nous nommerons A pose trois petits pierres brillantes au centre de la table. Les sujets B, Bruno et C, Charles posent chacun un petit sac de cuir devant eux. B en extrait deux pièces qu’il pose devant lui avec un regard en coin pour le sujet C. Qui à son tour en pose trois sur la table, les yeux baissés. B fronce les sourcils, hésite un instant puis sort deux nouvelles pièces.

En 1969, l’explorateur Jacques Henriot publie son essai sobrement intitulé Le Jeu. Il y cite abondamment deux explorateurs anciens déjà croisés par ici : John Huizinga et Roger Caillois. Mais pour leur reprocher d’avoir voulu définir le jeu comme un objet concret qu’on pourrait simplement réduire à quelques caractéristiques bien choisies. Huizinga puis Caillois citent en effet comme critères du jeu : un cadre temporel et spatial délimité et séparé du monde réel, la présence de règles, la liberté du joueur, l’incertitude du résultat, et l’absence de production concrète.

Mais cet tentative de définition du jeu montre bien vite ses limites.

15 décembre – 11h48 : Suite de l’observation
Le ballet des pièces continue.
Pendant ce temps le sujet A entreprend de construire une petite pyramide de verres vides. Pendant quelque instants il la contemple visiblement satisfait avant de reposer les verres sur un coin de la table, en vue du serveur…

Si on respecte scrupuleusement les ces caractéristiques du jeu identifié par Huizinga et Caillois, on met de côté beaucoup d’activités pourtant naturellement perçues comme des jeux : un enfant qui joue avec un bâton par exemple ne semble pas suivre de règles ou viser un résultat quelconque. Le badinage amoureux entre adultes n’est pas séparé du monde réel mais s’avère ludique par bien des aspects.

Si, au contraire, on choisit un vision large de ces critères on arrive vite à la conclusion que tout est ludique : l’art, l’humour, les rites religieux et institutionnels, le travail même parfois vérifient en effet ces mêmes principes que l’on croyait réservés au jeu : codifié et incertain, délimité dans le temps et l’espace, sans résultat tangible dans le monde réel.

Devant ce constat, Jacques Henriot ose l’affirmer : le jeu n’est pas un objet qu’on peut définir. Et bam !

15 décembre – 11h51 : Suite de l’observation
Les 3 sujets s’agitent.
Après un dernière pièce posée par le sujet B, C pousse un cri de rage avant de ranger l’ensemble de ses pièces dans son sac en cuir. Le sujet B récupère les trois pierres tandis que A récupère ses pièces. Il les place dans sa poche à l’exception de deux qu’il jette sur le plateau du serveur qui arrive avec les boissons.

D’après Jacques Henriot toujours une activité, strictement identique pour un observateur extérieur, peut être ou ne pas être un jeu pour celui qui la pratique. Ce qui crée le jeu, c’est en réalité la posture du pratiquant. Henriot l’appelle « l’attitude ludique ».

Le jeu est alors défini comme ce qu’on pratique quand on joue. Dit comme ça, ça semble logique et un peu absurde n’est-ce pas ? Mais ce qu’il veut ainsi signifier c’est que le jeu, l’essence du jeu n’existe qu’en tant que situation. L’objet jeu lui n’est qu’un support possible à cette situation. En réalité, on peut mettre du jeu partout, il suffit de lire la situation présente comme une situation ludique : un défi lancé au travail, un geste qui soudain se pare de fantaisie, tout devient jeu si on le souhaite ainsi.

15 décembre – 11h55 : Suite et fin de l’observation
Les verres s’entrechoquent et la tension retombe.

Le sujet A sort une boîte de son sac et en extrait un tas de cartes qu’il distribue en parts égales à B et C. Puis il en sort trois petits objets en plastique coloré qu’il pose au centre de la table…

Ce qui fait le jeu c’est la distance que crée le joueur avec la situation vécue. On dit en français qu’il y a « du jeu » quand un pièce ne s’emboîte pas bien dans un autre. Pour Jacques Henriot, le jeu c’est ce va-et-vient constant du joueur entre la réalité et l’observation de cette réalité. Il suffit que le joueur prenne conscience de ce qu’il est en train d’accomplir pour qu’il puisse en jouer.

Pour parfaire l’étude du jeu, Jacques Henriot insiste pour qu’on déconstruise le sens trop large du mot « jeu » en français qui mélange objet et situation. Comme en anglais, il faut en réalité distinguer l’objet, la structure qu’on nomme « game » et l’action, la situation que l’on nomme « play« . Pour Henriot, c’est ce « play« , trop souvent délaissé, qu’il faut replacer au centre de l’étude du jeu. Pour comprendre le jeu et ses implications, il faut étudier les joueurs et ce qui les anime. C’est du bon sens !

Pendant les fêtes, cultivez votre attitude ludique et jouez-bien !


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