Ludo Incognito #05 : Quand le jeu devient un sujet (Colas Duflo – Le jeu de Pascal à Schiller)

Sixième épisode de ma chronique podcast des écrits autour du jeu de société paru initialement dans l’épisode 95 du podcast Proxi-jeux.

Le jeu est aujourd’hui un sujet reconnu d’étude et de réflexion. Cela n’a pas toujours été le cas, loin de là. Dans son livre Le jeu, de Pascal à Schiller, Colas Duflo place au XVIIIe siècle le tournant qui fait enfin du jeu un sujet digne d’intérêt.

La transcription intégrale de l’épisode :


Cette courte pause dans le monde contemporain m’a conforté dans l’envie de retourner au plus vite dans la fabuleuse Luda Incognita. Le départ est prévu pour demain lorsque je reçois une convocation pour le conseil des sages.
— Ludo, nous avons appris que tu te préparais à repartir dans le monde ludique. Est-ce bien vrai ?
  —Bien sûr, il me reste tant à découvrir.
  —Nous avons toléré ta première escapade. Comme on dit, « il faut que jeunesse se fasse ». Mais il est maintenant temps que tu t’occupes de sujets plus sérieux, que tu trouves un travail et que tu t’accomplisses. Le jeu ne peut décemment plus occuper tout ton temps. C’est une activité plaisante. Nous n’en disconvenons pas. Mais il doit être laissé aux enfants et aux compulsifs.

Le jeu est aujourd’hui reconnu comme un sujet d’étude et un thème philosophique. Huizinga, Caillois et Henriot nous l’on prouvé. Mais c’est loin d’avoir toujours été le cas.

Colas Duflo publie en 1997 un court livre intitulé Le jeu, de Pascal à Schiller. Il entreprend de remonter l’histoire pour tenter de trouver le moment précis où le jeu est devenu un sujet autorisé et reconnu. Il fixe ce moment à la fin du 18e siècle, dans les pas du philosophe allemand Schiller.

Les penseurs, jusqu’au 17e siècle ont toujours traité le jeu comme un sujet mineur. Ils le voient comme une activité puérile juste bonne pour les enfants. En ces périodes ou le statut de l’enfant est méprisé ou ignoré, le jeu devient un non-sujet, il serait inconcevable de lui prêter attention.

Quand les adultes se risquent à jouer ce sont essentiellement à des jeux de hasard avec argent à la clé. Pour les sages, ces pratiques sont hautement critiquables car elles entraînent toutes sortes d’excès (excitation, avilissement) et de mauvais penchants (violence, criminalité). Ces jeux dérangent l’ordre établi qui voudrait que l’argent gagné le soit toujours à la sueur du front. La religion les fustige et on y joue en cachette.

Cependant tous les jeux ne sont pas discrédités. Les jeux plus intellectuels ou les joutes sportives sont valorisées dès l’antiquité. Car on leur prête alors une vertu utilitaire : entraînement, éducation mais aussi délassement physique et moral. Le jeu n’est respecté que parce qu’il représente la pause nécessaire entre deux activités plus sérieuses.

— Sans vouloir vous offenser, il me semble pourtant que le jeu mérite plus d’attention que celle que vous lui accordez.
— Comment oses-tu ? Quelle valeur lui trouves-tu ?
— Ces mathématiciens que vous estimez tant ne font rien que jouer et réfléchir aux jeux qu’ils créent.
— Certes, il s’agit là d’une application intéressante de certains jeux. Mais ça ne suffit pas à nous convaincre de l’importance de tous les autres.
— Regardez autour de vous. Tout le monde joue. Le jeu est partout. Comment ignorer ou mépriser une pratique aussi universelle ?
— Ce n’est pas parce qu’elle est répandue qu’une pratique est respectable.
— Mais enfin ! Que fait-on de mal quand on joue ? Cela ne rend-il pas plus heureux ?

Au sortir de la Renaissance, Colas Duflo identifie plusieurs facteurs qui vont faire du jeu un objet digne.

Le XVIIIe siècle, ce « siècle des lumières » est parfois également appelé « le grand siècle du jeu ». À cette époque en effet, une frénésie ludique s’empare en Europe toutes les classes sociales. On joue au jeu de l’oie, au piquet, au pharaon ou au trictrac. Le jeu devient une pratique sociale reconnue et nécessaire.

Dans ce même temps, les lumières rappellent l’importance de l’éducation. L’enfant devient une femme ou un homme en devenir, qu’il faut considérer et façonner. Le jeu est un moyen de faciliter cet apprentissage, Rousseau en fait un ressort clé d’une éducation réussie.

Les mathématiciens, quant à eux, se découvrent un intérêt pour les jeux de mise. Ils calculent risque, gains et espérances. C’est l’apparition des probabilités. On découvre chez le joueur lambda une approche intuitive des mathématiques qui surprend. Le jeu devient un sujet d’étude scientifique.

Ce revirement de la considération apportée au jeu trouve une première apogée chez Pascal. Il apporte bien sûr sa contribution au domaine des probabilités. Mais surtout, il élève le jeu à une pratique essentielle pour la femme et l’homme. Dans la pensée pascalienne, l’humain est malheureux de ne pas savoir rester paisible. Immobile et sans stimulation, il est affligé par la condition humaine, sa mortalité et son impuissance. Pour y remédier il se met en mouvement et s’invente des objectifs qui, bien souvent, ajoutent encore à son malheur (orgueil, conflits, guerres, etc.).

Mais dans le jeu, la femme et l’homme trouvent un terrain neutre, éloigné de la réalité, liberté des contraintes, propice à la créativité. Le jeu, pour Pascal, est une duperie qu’on fait à soi-même pour oublier son funeste destin. Un mécanisme salvateur, sans risque et honorable.

— Écoute. Nous entendons tes arguments. Ton entrain est certain. Mais il serait malaisé de se prononcer trop vite. Affute ton discours, reviens ici dans un mois et nous déciderons alors si ton projet mérite notre assentiment. Va !
Je sors rapidement de la salle d’audience. J’ai gagné un répit mais il va me falloir davantage de preuves avant de pouvoir repartir pour Luda Incognita. Rendez-vous est pris dans un mois. Et d’ici là jouez bien.


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