Aux sources du jeu : 2 – Le thème
Dans un précédent billet, avec la candeur qui me caractérise, je vous parlais de l’un des ingrédients essentiels du jeu : la mécanique. Ne comptant pas m’arrêter en si bon chemin, il est temps de parler de son frère ennemi : le thème.
Fort en thème
Dès qu’on parle d’un jeu, on aborde son thème. Mais si on s’en approche un peu, on lui trouve plusieurs dimensions :
- l’univers narratif du jeu : science-fiction, guerre de cent ans, zombies. Cela constitue sa toile de fond.
- le sujet du jeu : la conquête de la galaxie, la bataille d’Azincourt, la survie d’une famille. C’est l’argument narratif sur lequel se concentre l’action de jeu (l’équivalent du « pitch » en cinéma).
- les thématiques abordées : même si ce n’est pas une dimension très explorée par le jeu de société, on peut aussi identifier des sujets plus universels que le jeu met en scène : la coopération, la trahison, l’ambition et pourquoi pas l’esclavage, les ravages de la guerre ou l’écologie.
Comme rien ne vaut un bon exemple, on pourrait par exemple dire que Flash Point : Fire Rescue (18 – Soldats du feu en français) se déroule dans le monde moderne et met en scène une équipe de pompiers chargé de sauver les habitants d’une maison en flamme. Il aborde implicitement les thèmes de l’entraide et du sacrifice.
L’immersion
Le thème est un ingrédient narratif majeur. Il est le terrain de l’histoire que l’auteur cherche à raconter aux joueurs.
Or l’histoire est un mécanisme éprouvé pour emporter l’adhésion (le fameux storytelling cher aux politiciens et experts es marketing). L’empathie et le transfert permettent de s’adresser directement aux émotions du destinataire et renforcent ainsi fortement l’impact du message.
Dans les arts et pratiques ludiques, l’efficacité d’une bonne histoire est d’autant plus forte que le spectateur recherche cet abandon émotionnel et accepte cette suspension d’incrédulité. En littérature, au cinéma ou au jeu vidéo, on peut même en arriver à perdre la notion de distance à l’histoire et « vivre » pleinement les événements narrés (avec tachycardie et sueurs froides). Dans le jeu de société en revanche, il me semble que l’immersion se fait moins directe, gêné par le matériel, le calculatoire et le contexte collectif.
Mais même sans atteindre le « flow », le thème renforce la présence émotionnelle des joueurs. Sacrifier une victime à Flash Point sera moins évident que d’oublier un morceau de carton sur le bord de la table.
La narration
Quand on parle d’histoire dans le jeu de société, il ne faut pas systématiquement imaginer une trame narrative précise avec une mise en situation, une suite d’événements et un épilogue. Les jeux dont les parties pourraient faire l’objet d’une adaptation sous forme de récit existent (Mice and Mystics et Dead of Winter par exemple ou, bien entendu, à tout l’univers du jeu de rôle) mais ils ne sont pas majoritaires.
Dans bien des cas, le thème est surtout présent pour donner une épaisseur et une finalité plus explicite à la quête des joueurs, sans pour autant prétendre créer une histoire au sens littéraire du terme. Ainsi dans les célèbres Colons de Catane, chaque joueur fait évoluer sa « famille » sur l’île du plateau mais aucun contexte narratif n’y est apporté et les familles n’apparaissent même pas explicitement.
On trouve aussi des jeux sans thème (comme Quatro ou Trivial Pursuit), on parle alors de jeux abstraits. Dans d’autres cas, Le thème du jeu est très dilué et ne sert plus que de prétexte au matériel et au vocabulaire employé. Difficile, par exemple, de voir l’affrontement de deux royaumes dans un jeu d’échecs ou l’origine des figures dans le jeu de cartes traditionnel.
Vus et revus
Le thème permet d’installer rapidement une ambiance de jeu. En utilisant des conventions d’univers ou des genres déjà connus des joueurs dans le domaine ludique ou non. Le cinéma, la littérature et les jeux vidéo sont ainsi fréquemment sollicités.
Comme il existe des conventions de nommage des mécaniques de jeu (pose d’ouvrier, deckbuilding, etc.), on retrouve des thèmes récurrents utilisés dans le jeu de société. On retrouve :
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- l’histoire et, plus particulièrement les civilisations conquérantes (grecs et romains, égyptiens) et les guerres célèbres (guerre de cent ans, les deux guerres mondiales). L’affrontement des joueurs est immédiatement explicite.
- les univers imaginaires de la science-fiction et de l’héroïc-fantasy dont les archétypes sont connus des joueurs et qui donnent beaucoup de libertés aux auteurs du jeu.
- le (petit et grand) banditisme : ses mafieux, ses voleurs, ses coups fumants et ses partages de butin. Là aussi prétexte à des affrontements directs.
- le commerce : places de marché, négoce et transport, etc. avec l’argent comme indicateur de réussite.
- le western, les pirates et leurs univers très connotés.
Le thème comme filiation
Le thème permet aussi de s’inscrire dans une lignée de jeux. Un jeu de pirates se doit de contenir ses déplacements de bateau, un jeu de civilisation ses bâtiments à construire.
Parfois la filiation est plus direct les jeux de la trilogie dite « des masques » de Kiesling et Kramer (Tikal, Java et Mexica en cours de réédition) partagent le même univers et des principes de jeux communs. Dans un autre genre Caverna et Agricola affichent leurs points communs dès le thème et leur couverture.
A la manière de ce qu’on trouve dans d’autres domaines (manga, jeux vidéo), L’éditeur Libellud a dernièrement choisi de mettre en scène certaines de ses productions au sein d’un même univers. Ainsi Seasons et Lord of Dixit partagent la même trame de fond (le royaume de Xidit) même si leurs mécaniques et leur ressort narratif différent largement. Le joueur se retrouve en terrain familier et le succès de chacun des jeu profite à l’ensemble de la gamme.
Open the box
Enfin, le thème, par l’intermédiaire du nom du jeu et des illustrations de la boîte, est le premier aspect visible par les acheteurs puis les joueurs. Il est ainsi étroitement lié à l’image du jeu et à sa promotion.
Le thème est donc soigneusement étudié par l’éditeur. Parfois décidé dans les derniers instants. A ma grande surprise, j’ai récemment compris que l’éditeur modifiait souvent sur ce point le choix initial de l’auteur.
Adulte, le jeu ?
Je disais plus haut que le jeu de société n’abordait pas de front des thématiques profondes. Plus exactement, et c’est ce qui l’éloigne encore selon moi d’un art, le jeu se fait très rarement le réceptacle d’un message.
Pour dire vrai, je ne décèle pas encore de discours d’auteur derrière les jeux auxquels je joue. Hormis dans certains jeux dits de commande, l’auteur de jeu ne semble pas avoir la prétention de changer ses joueurs ou de leur apprendre quelque chose en dehors du cadre du jeu.
A mon humble avis, c’est tant mieux pour notre plaisir ludique.
Au-delà des raisons techniques, il me semble qu’il y a quand même quelque chose sinon de réactionnaire, du moins de passéiste ou romantique dans les thèmes privilégiés encore aujourd’hui par le jeu de société – Bruno Faidutti, Décoloniser Catan
Sur le sujet des clichés et le passéisme (réactionnaire malgré lui) des jeux de société, il faut lire l’excellent billet de Bruno Faidutti sur son blog : Décoloniser Catan.
C’est grave docteur ?
Voilà pour un nouveau billet complètement foutraque d’idées pêle-mêle jetées en pâture à un lectorat aux abonnés absents (mais ça fait un bien fou).
Merci de l’avoir lu jusqu’ici. Vous aurez remarqué que je n’ai pas parlé une seule fois de l’adéquation du thème et de la mécanique. L’exercice était périlleux mais c’est parce que je réserve la description de cette douce association pour plus tard :
« La mécanique, le thème. Le thème, la mécanique. Frère et sœur ennemis ou complices pour la vie. Vous le saurez en lisant le prochain billet. »
Crédits photos :
- A bit of an inferno in Flash Point by Mikko Saari
- illustration issue de Alice in Wonderland par John Tenniel
- les couvertures des jeux de pirates et d’Abyss sont la propriété de leurs éditeurs respectifs
2 réponses à “Aux sources du jeu : 2 – Le thème”
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Un prochain article sur les bons jeux purement abstraits ?
Suggestion de titre : « Avant le marketing ou de l’intérêt de la belle et pure mécanique, bien huilée ».
Bonjour Laurent,
Il y a de très bons jeux abstraits mais un thème bien utilisé est un ingrédient de plus pour une bonne expérience ludique, ce n’est pas que marketing. J’en garde sous le coude pour le prochain billet.