Double jeu : angles de vue et incarnation
Dans cette série de billets intitulée « Double jeu », j’essaye de pointer du doigt les différences d’approche entre le jeu vidéo et le jeu de société et ce que ça nous apprend.
Le jeu vidéo est un art de l’image. Qui dit image dit cadrage et il est fréquent de catégoriser les jeux par l’angle de vue qu’ils proposent : FPS, TPS, godview, etc.
Ce choix d’angle de vue est à la fois mécanique et narratif. Dans le jeu vidéo je vois (en tant que joueur) que ce que je dois voir (en tant que personnage). Je vois ce sur quoi je peux agir. Je vois selon ce que je suis. Le cadrage définit ainsi un mode d’incarnation.
Tentons une rapide revue des trois principaux angles de vue proposés par le jeu vidéo et essayons de les retranscrire en jeux de société.
Vue subjective : First Person
Jeu vidéo
Le terme « FPS » signifie « First Person Shooter » ou « Jeu de tir à la première personne » dans la langue de Méliès. Catégorie reine du jeu vidéo depuis Wolfenstein jusqu’à Overwatch en passant par les licences phares comme Call of Duty. Au cinéma on parle de « vue subjective », l’écran expose ce que voient les yeux du protagoniste ; on est pour ainsi dire dans sa tête. Tirer sur tout ce qui bouge est un cliché du jeu vidéo mais cet angle de vue est également à l’œuvre dans de nombreux jeux où il est impossible, ou secondaire, de tirer : Minecraft, Mirror’s Edge, What remains of Edith Finch.
Le terme « FPS » contient littéralement une mécanique (le tir) et un mode d’incarnation (première personne). L’angle de vue (ici subjective) adopté est la conséquence naturelle du mode d’incarnation. Je suis la protagoniste du jeu, je vois ce qu’elle voit et ce que je fais est ce qu’elle fait.
Jeu de société
Existe-t-il des jeux de société où la joueuse et son personnage se confondent ainsi ?
Le jeu de rôle pardi ! Généralement, dans le jeu de rôle, chaque joueuse incarne un personnage. Mais ici le dispositif ludique ne prétend pas faire voir à la joueuse exactement ce que voit son personnage (qui est rarement assis à une table en train de jeter les dés). Le jeu de rôle étant plutôt un art du langage c’est sur le registre de la communication que se concrétise l’incarnation : les PNJ s’adressent à moi comme si j’étais mon personnage et je m’exprime au nom de mon avatar. Pour le dire autrement, j’interprète mon personnage : le fameux role-play. Dans les faits c’est bien évidemment beaucoup plus complexe et varié que ça et je suis persuadé qu’il existe tout un pan de la théorie du jeu de rôle qui interroge les interactions entre la joueuse et son personnage… (NdA : si vous avez des textes à me partager à ce sujet, faites-moi signe)
Une forme de jeu de rôle dite « grandeur nature » va encore plus loin dans la vue subjective : la joueuse évolue sur le terrain de jeu et voit ce que voit son personnage !
En dehors du jeu de rôle, tous les jeux de société qui convoquent le roleplay se rapprochent à mes yeux de cette vue subjective. C’est le cas par exemple des certains jeux d’ambiance : ceux à identité cachée en premier lieu (Les Loups-garous de Thiercelieux, Resistance) mais aussi d’autres types de jeu, basés sur la communication (The Big Idea, Galerapagos). Dans ces jeux, je m’exprime au nom de mon personnage.
Par-dessus l’épaule : Third person
Jeu vidéo
En miroir du FPS on trouve le « TPS » ou « Third Person Shooter » (« Jeu de tir à la troisième personne »). Cette fois le personnage est visible à l’écran, de dos. On ne voit plus directement ce que la protagoniste voit mais on le voit elle, évoluer dans son environnement. L’incarnation est un peu moins prononcée, nuancée par un sentiment de contrôle et d’observation extérieure. Mario, Tomb Raider ou Fortnite, la liste est longue. Les jeux de plate-forme en 2D offrent un autre angle de vue sur l’action (vue en coupe) mais proposent dans les faits la même relation au personnage.
Jeu de société
On peut rapprocher ce mode de vue de celui à l’œuvre dans les jeux de société de figurines. Chaque joueuse contrôle un personnage, matérialisé par une figurine sur le plateau de jeu. La joueuse est la marionnettiste et la figurine son objet. Une distance physique et symbolique est donc à l’œuvre entre la joueuse et son avatar, contrairement à la catégorie précédente.
Ce même angle de vue est aussi à l’œuvre dans les jeux de course, qu’ils soient vidéoludique ou sociétoludiques. Les personnages se confondent alors avec les véhicules mais le principe est le même.
Vue omnisciente : Godview
Jeu vidéo
Tout un pan du jeu vidéo offre un angle de vue beaucoup plus large. Il s’agit d’exposer le terrain de jeu à la joueuse pour lui permettre de prendre des décisions stratégiques. On prend de la hauteur pour exposer au regarde le territoire, la carte, la vue schématisée, etc. Dans ces jeux, la joueuse contrôle de nombreuses unités. Elle incarne soit un personnage de dirigeant, souvent non représenté sur le terrain de jeu, soit elle n’est tout simplement pas évoquée dans l’univers du jeu. Ce sont les city-builders (jeu de gestion de ville) à la Sim City, les wargames, les jeux dits de gestion ou stratégie tel Civilization ou Factorio.
Jeu de société
Ces mêmes jeux de gestion et de stratégie existent dans le jeu de société et offrent le même angle de vue et le même mode d’incarnation. La joueuse est une entité contrôleuse jamais explicitée (qui incarne-t-on réellement quand on joue à Agricola ?) ou mentionnée sans être matérialisée au sein du jeu.
Pas besoin non plus de matérialiser le terrain de jeu sous forme d’un plateau pour permettre cet angle de vue : Magic ou Res Arcana utilisent la même mise en scène même si les zones de jeux sont plus abstraites.
Interprétation ou manipulation
Ce rapprochement entre certaines catégories de jeu vidéo et certaines catégories de jeux de société est entièrement personnel ou, oserai-je, subjectif !
Spontanément, j’ai tenté de retranscrire un choix d’angle de vue dans le jeu vidéo en un choix de matérialisation dans le jeu de société :
- À la première personne, mon corps de joueuse est aussi le corps de mon personnage. Mon corps matérialise ainsi lui-même ma place sur le terrain de jeu et j’interprète ainsi mon personnage. À l’extrême dans le jeu de rôle grandeur nature et plus abstraitement dans le jeu de rôle sur table ou certains jeux d’ambiance, jusqu’à parfois ne plus interpréter que la voix de mon personnage. Dans ce mode d’incarnation, mon « je » et celui de mon personnage se confondent.
- À la troisième personne, un élément de jeu (figurine, pion) représente mon personnage évoluant sur le terrain de jeu. Mon corps de joueuse n’a alors comme seul rôle que de manipuler mon personnage. Il subsiste pourtant un lien direct et unique entre moi et mon avatar. J’utilise la première personne (« je ») pour décrire ses actions.
- En vue omnisciente, je n’ai plus de personnage dédié. Mon corps de joueuse sert à manipuler les éléments de jeu qui sont sous mon contrôle. Le « je » devient abstrait au sein du jeu pour désigner simplement « la joueuse », entité de contrôle peu ou pas matérialisée.
Le mode d’incarnation dans le jeu vidéo se concrétise par ce qu’on voit à l’image, par l’angle de vue adopté. Car les développeurs du jeu ont choisi ce que la joueuse pouvait et devait voir. Le jeu de société ne peut pas autant contrôler ce que voit la joueuse. Le matériel de jeu (à l’exception de certains éléments cachés) est exposé sur la table aux regards. En revanche le jeu de société décide de sa mise en scène corporelle et matérielle, de la façon dont les joueuses investissent et interagissent avec le jeu.
Autrement dit, dans le jeu de société la focalisation passe par la mise en corps des joueuses et la matérialisation de leurs avatars.
Cette corporalité et cette matérialisation sont des clés d’analyse naturelles du jeu de société. Clés qui mériteraient d’être davantage explorées. Et j’y reviendrai pour sûr !
Angles morts
Cette courte revue passe bien sûr sous silence beaucoup d’autres formes de jeux et de modes d’incarnation. Les jeux abstraits ou les jeux de puzzle ne prétendent pas réellement faire incarner quelque chose. Qui suis-je et que vois-je quand je joue au Go, au Tarot, à Trivial Pursuit ou à Ricochet Robot ?
Certains genres de jeu vidéo (hack-n-slash, MOBA mais aussi les jeux de rôle japonais – JRPG – à l’ancienne) adoptent une vue du dessus alors que la joueuse ne dirige qu’un seul personnage.
Les jeux convoquent aussi le plus souvent plusieurs angles de vue et plusieurs modes d’incarnation en parallèle. Skyrim ou Grand Theft Auto V permettent de passer d’une vue subjective à une vue à la troisième personne. Dans Civilization, un conseiller peut s’adresser à moi dans une fenêtre de l’interface comme si j’adoptais temporairement une vue subjective. L’instant d’après je consulte un tableau de données (équivalent d’un plateau de jeu de personnel dans un jeu de société) qui, là aussi, pourrait ressembler à ce que verrait le gestionnaire que j’incarne. À l’inverse quand je navigue dans les écrans de gestion de craft (fabrication) ou de mon inventaire dans Skyrim je quitte la vue subjective pour autre chose, un angle de vue qui m’éloigne du terrain de jeu.
Dans le jeu de rôle sur table également, ce va-et-vient entre l’interprétation et la manipulation est à l’œuvre : je suis la voix de mon personnage mais cette figurine est son corps matérialisé sur le plateau. Autre mélange des genres, la meneuse de jeu adopte un point de vue omniscient quand les autres participantes jouent donc à la première et troisième personne indifféremment. Mise en en scène qu’on retrouve dans certains jeux de société asymétriques (Conan)
Car, comme souvent avec les catégorisations, les objets aux limites (entre deux catégories ou au bout du spectre), sont les plus intéressant à identifier et analyser. Que dire par exemple d’un Magic Maze qui est à la troisième personne mais où chaque personnage appartenant à toutes les joueuses en même temps ?
Coller des étiquettes aux œuvres ouvre de nouveaux pans d’analyse mais introduit aussi des nouvelles façon de les percevoir et donc de les créer. Manier et remanier les angles de vues du jeu de société peut-il donner corps à des nouvelles façons de jouer ?
À lire sur le sujet :
- La Caméra imaginaire (Selim Krichane, 2018) : un livre sur la question de la caméra dans les jeux vidéos, ses racines cinématographies et sa réinterprétation vidéoludique. Érudit et magistral !
- La page Graphismes de jeu vidéo sur Wikipedia référence les différents types de vue possibles
- Découvert après rédaction de ce billet mais tout à fait dans le sujet abordé : Les types d’interaction de Marie-Laure Nyan sur le blog de Simon Dor
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