Game design par compétence

Le jeu est affaire de compétences. Une mise à l’épreuve consentie (et espérée satisfaisante !) des aptitudes des joueuses.

Cela n’étonnera pas les ludothécaires et pédagogues qui classent régulièrement les jeux destinés aux enfants via les habilités (cognitives, fonctionnelles, sociales, etc.) qui y sont mis en scène, à l’instar du fameux système ESAR.

La gamme Access+ d’Asmodee propose des versions de jeux célèbres adaptées au public présentant des troubles cognitifs et explicite les compétences (ici « fonctions ») mises en action par chaque jeu.

Dans le jeu adulte de loisir, sans visée pédagogique, les compétences mises en jeu sont cependant rarement explicitées et analysées. On oublie, à mon avis un peu vite, que loin d’être un terrain neutre et méritoire, le jeu compétitif hiérarchise avant tout les compétences préalables des joueuses autour de la table. Des compétences qui parfois restreignent l’accès au jeu (compréhension des règles) ou qui facilitent la victoire (calcul, probabilités, planification, représentation dans l’espace, imagination… la liste est longue).

Les « jeux d’adresse », « jeux d’observation », « jeux de mémoire » sont sans ambiguïté sur leur compétence clé. Les compétences de gestion, de stratégie ou de déduction ont également leurs jeux appropriés.

Pourtant si on regarde la liste des mécaniques de jeux sur le site BoardGameGeek et le livre qui lui sert de référence Building Blocks of Tabletop Game Design: An Encyclopedia of Mechanisms, seuls les jeux d’adresse sont présentés comme faisant appel à une compétence clairement identifiée.

Peut mieux faire

Dommage car analyser les jeux sous ce prisme des compétences activées me semble à la fois éclairant et utile. Déjà pour expliciter ses goûts en tant que joueuse et mieux identifier les jeux de notre zone de confort, ceux nous font progresser et ceux qui nous restent hermétiques.

Certaines maisons d’édition ont parfois tenté d’expliciter ainsi les capacités nécessaires ou utiles à leurs productions mais cela reste rare en dehors du jeu enfant éducatif. (NdA : j’ai cherché un exemple sans succès, vous avez des idées ?)

L’étincelle originelle

Cet axe d’analyse me semble aussi utile comme outil de création de jeu. Plutôt que de partir d’une mécanique, d’un thème ou même d’une sensation de jeu, la créatrice de jeu peut identifier une compétence qu’elle souhaite mettre à l’épreuve et élaborer son jeu autour de cette idée.

Ainsi, je ne suis pas dans la tête de Wolfgang Warsch mais au moins deux de ses jeux auraient très bien pu être conçus autour d’une compétence clé. Dans The Mind, éprouver la perception du temps pourrait être l’idée maitresse même si le jeu ne s’arrête évidemment pas à cela. Illusion demande essentiellement aux joueuses de savoir identifier la répartition des couleurs dans un visuel en sachant faire abstraction de ce qu’il représente.

Pour chacune de ces trois cartes issues du jeu Illusion, quelle est la couleur réellement la plus visible ?

Chez d’autres autrices, Stay cool mesure votre capacité à faire plusieurs choses en même temps. That’s not a hat celle de retenir une chose au milieu d’autres. Rythme and Boulet demande, entre autres, de pouvoir conserver un rythme. Docteur Maboul ou Tokyo Highway éprouvent la précision des gestes, Maître Renard la reconnaissance tactile. Mito valorise vos capacités de triche, etc.

On parle donc ici de « compétences » au sens large. Comprenez « habilité », « aptitude », « capacité » : tout ce qui permet de résoudre un challenge, de dépasser un obstacle, une complexité placée devant la joueuse.

Construire son jeu autour d’une compétence encore peu éprouvée sociétoludiquement (!) peut ainsi à mon avis donner matière à un concept original, adapté pour du jeu d’ambiance.

Ça ne semble en revanche pas la meilleure idée de départ pour un jeu de gestion. D’ailleurs beaucoup de jeux font appel en réalité à des compétences très variées et diffuses dont l’analyse serait plus  subjective et moins productive. Encore que.

Tout public

En plus d’être le potentiel déclencheur d’une idée de jeu, l’analyse des compétences explorées par le jeu donne aussi une grille de lecture sur le positionnement du jeu et son public.

Les party games ou jeux d’ambiance revendiquent une très grande accessibilité et simplicité, capables de rassembler le plus grand nombre. Il n’est pas rare lors de la présentation d’une idée de jeu à une maison d’édition de s’entendre répondre que le jeu est trop complexe, qu’il demande trop d’efforts et de compétences individuelles préalables aux joueuses. En ces termes, c’est du vécu !

Un Pictionnary ou un Trivial Pursuit seraient sans doute perçus comme trop clivants aujourd’hui. Dans une édition moderne, on chercherait à minimiser l’impact des compétences, ici de dessin ou de culture générale, pour lisser les disparités autour de la table et donner une chance à toutes les joueuses de performer et de s’amuser. Le dessin deviendrait alors sous contrainte (de temps, de nombre de traits, sans regarder, etc.) et la culture générale nuancée (par la prise de risque, le bluff, etc.).

Les jeux de culture générale « modernes » ajoutent un twist pour éviter que ce soit toujours le plus énervant qui gagne…

Cette volonté d’accessibilité est pourtant à double tranchant. Elle peut permettre de rendre le jeu de société plus inclusif, ouvert à toutes. Elle risque aussi de créer des expériences ludiques déjà vues et fades, faute d’aspérités. Le jeu reste une mise à l’épreuve même si ça ne doit pas forcément rimer avec compétition et exclusivité.

Vade retro Ludo-éducatif !

Ne vous méprenez pas. Je ne suis pas en train de dire qu’il faut faire de tout jeu un outil pédagogique ou thérapeutique destinée à faire progresser nos compétences variées. Loin de moi cette idée !

Mais plutôt de faire des compétences un axe de conception et d’analyse des jeux même réservés aux adultes, pour mieux les adresser et les comprendre. En tant qu’autrices d’un jeu, réussir à identifier les capacités que nous exigeons des joueuses pour pratiquer notre dernière création et si c’est vraiment là cela que l’on souhaite. Et pourquoi pas construire des idées originales autour de compétences encore peu explorées.

À quand un jeu sur l’appréciation des distances ou des poids, la patience ou la capacité d’attention, le débit de parole, le gonflage de ballon, la vision de nuit, la capacité respiratoire ou que sais-je encore ? Tout est ludique quand on le regarde avec le bon angle !


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