La suite au prochain épisode
Pour que la partie s’enclenche, il ne suffit pas que l’Occasion et l’Envie de jouer se croisent enfin au même endroit en même temps. Il faut encore qu’elles s’accordent autour de la même boîte de jeux.
Je me retrouve souvent à balayer du regard mon armoire à jeux comme je le fais de mon écran d’accueil Netflix™ : avec une moue dubitative et blasée. Rien qui ne déclenche l’étincelle. Beaucoup de déjà-vu. Du format non adapté aux conditions ou à l’ambiance du moment. Si seulement j’avais une nouvelle boîte à déballer…
Récemment, deux jeux sont pourtant parvenus à nous mettre à table plusieurs fois par semaine : Dorformantik et Sky Team. Deux jeux qui, à leur manière, tentent de concilier les attentes paradoxales des joueuses modernes : rejouabilité et nouveauté.
Même joueur joue encore
Quand on y pense (pensez-y), il y a peu de domaines culturels dont les œuvres sont destinées à être pratiqués encore et encore. La musique, bien sûr, est le plaisir par excellence de la répétition. Mais en littérature ou au cinéma, rares sont les œuvres qu’on prend la peine de revoir.
Le jeu, lui, en a fait un principe de base. Certains jeux, basés sur la découverte d’un scénario, vidéo ou sociéto-ludiques, sont moins propices au replay. Mais la majorité se destine à être jouée et rejouée. Jusqu’à plus soif. Même le meilleur jeu au monde, pratiqué 341 fois sur BoardGameArena, finira par vous dégoûter de créer votre propre zoo.
Heureusement, pour raviver la flamme, les créatrices de jeux ont plus d’une astuce dans leur sac. Par exemple :
- Les variantes : la fameuse double version « débutante/experte » (Spellbook) ou des modules à la carte (Les Tavernes de la vallée profonde).
- Les niveaux de difficulté : scores à atteindre ou adaptation des obstacles (le nombre de cartes Éclosion dans Pandemic).
- Les extensions bien sûr, occasion parfaite de renouveler le jeu en refaisant passer la joueuse à la caisse.
La principale source revendiquée de cette sacro-sainte « rejouabilté » reste cependant la variabilité. Un grand nombre d’éléments de jeu et un tirage aléatoire garantissent, parait-il, une partie différente à chaque fois. Des factions, des conditions de départ, des objectifs de fin de partie, des cartes, des cartes, des cartes. Que de promesses d’une aventure qui dure…
Mais même ainsi, la saveur du jeu risque de s’émousser après quelques parties. Le jeu reste plaisant, mais il lui manque le frisson de l’expérience unique.
Surtout comparé à ce torrent de nouveautés qui fait grand bruit à côté.
Un petit meeple dans le tiroir
La dernière tendance pour fidéliser la joueuse est à l’œuvre dans les deux jeux cités en début d’article : le jeu à tiroirs. Ou à boîtes dans la boîte.
Chacune conviendra que le climax du plaisir ludique est la première ouverture de la boîte, la découverte de son matériel (et, délectation suprême, son dépunchage). Ces jeux à tiroirs ont donc pris le parti de renouveler ce plaisir. Au lieu d’offrir à la joueuse tout leur matériel dès l’ouverture de la boîte, ils se dévoilent peu à peu, compartiment après compartiment, multipliant ainsi les moments d’excitation et de surprise quand on découvre ce qui s’y cache.
Ce principe est sans doute hérité du concept de « Legacy » dont on ne dira jamais assez la révolution qu’il a déclenchée. Une révolution loin d’être purement mécanique mais qui touche tout autant aux pratiques de jeu et d’achat de nous autres passionnées. Ce principe peut aussi être vu comme une version condensée en une seule boîte du principe des jeux de cartes « à collectionner » ou « évolutifs ».
Le matériel dévoilé par étapes se retrouve aujourd’hui au sein de jeux qui n’ont plus rien de Legacy (. Des jeux en campagne comme Dorf Romantik ou des jeux à module comme Sky Team. Il s’agit toujours d’apporter de la variété mais dans un rythme dilué dans le temps et une mise en scène décidée par les conceptrices.
Le jeu se renouvelle ainsi autour de son cadre premier, à la manière d’une série télé qui rejoue son pilote avec quelques variations et évolutions à chaque épisode.
Partie sans surprise
Pourtant, ce concept ne fait pas tout.
L’année dernière, nous avons joué la campagne de My City à deux joueuses. Enchaînant nos 24 parties au rythme d’une par jour, sans se forcer à y revenir.
Pourtant, chaque partie me laissait un goût étrange. Pas désagréable en soi mais ne justifiant pas non plus l’excitation d’y rejouer le lendemain. Le rendez-vous était pris et on y revenait pour cela. Le moment lui-même n’était pas désagréable. Mais l’impression restait d’être un peu manipulées. Une fois la campagne terminée, l’idée d’y rejouer sur le plateau neutre ne nous a pas effleuré une seconde.
Cette année, après une quinzaine de parties de Dorf Romantik, la même sensation se reproduit. Les dernières parties étaient laborieuses, poussives et pas suffisamment excitantes pour tenter de décrocher les derniers succès. Contrairement à d’autres jeux bien installés à la maison, je n’ai pas l’impression qu’on y rejouera une partie de temps à autre pour le redécouvrir.
Un peu comme ces séries télé qu’on a regardé plus par habitude qu’autre chose. Parce qu’on connait les personnages, qu’on a fini par s’y attacher, qu’on veut savoir ce qui va leur arriver tout en sachant que les surprises resteront mesurées. Un rendez-vous facile à renouveler qu’on reproduit donc machinalement. Cela a au moins le mérite d’éviter de chercher quelque chose de nouveau à regarder. Sauvées de l’embarras du choix.
À se demander si l’intérêt principal de ces jeux n’est pas leur découverte par étape plutôt que leur cœur mécanique…
Je vous en remets un petit peu ?
Lors de la création d’un jeu, le plus difficile est sans doute de trier entre les idées à conserver et celles à abandonner. Souvent d’ailleurs, les autrices de jeu profitent des extensions pour recycler les idées d’abord mises de côté.
Certaines joueuses (ou des autrices, elles se reconnaitront) n’apprécient pas les règles de jeux qui proposent des variantes. On peut avoir l’impression que les conceptrices n’ont pas su choisir ce qui faisait l’essence de leur création et ont donc laissé la responsabilité aux joueuses de décider leur propre version du jeu. Une fois mises d’accord sur le jeu qu’on va jouer il faut encore débattre de la version du jeu. Res Arcana, bien sûr, mais avec ou sans draft !?
Ce défaut est encore davantage à l’œuvre dans les jeux à matériel évolutif même si mieux camouflé.
Prenons le cas de Sky Team. J’en ai apprécié toutes les parties jouées. Mais ce qui m’a fait y revenir à chaque fois, c’est la promesse d’un nouveau module à découvrir. Si le jeu n’était proposé que dans sa version de base ou avec une sélection unique de modules, je n’aurais sans doute pas joué plusieurs parties d’affilée ni même acquis la boîte. Je n’y retrouve pas la tension d’un Pandemic dont j’ai en son temps enchaîné les parties et fait découvrir à plusieurs groupes d’amies.
Pourquoi l’auteur et l’éditeur ont-ils décidé de proposer ainsi une série de modules ? Est-ce un aveu de faiblesse sur le moteur (d’avion) du jeu ? La générosité de faire vivre une aventure au long cours aux joueuses ? Une stratégie pour élargir le public visé du jeu ? L’obligation d’en donner pour son argent aux acheteuses ? Un peu de tout ça sans doute.
En tant que joueuse j’ai apprécié mes parties et je ne regrette pas mon achat. Mais je ne peux pas m’empêcher de m’interroger sur ce choix de conception. Une question qui me gâche un peu le plaisir en détournant mon intérêt. Plutôt que de revivre notre dernière partie, savourer mes sensations de jeu, analyser le cœur du jeu, je suis malgré moi amené à déjà contempler la prochaine partie et son lot de nouvelles promesses.
Tout en sachant par ailleurs, que la surprise restera limitée, concentrée autour du cœur de jeu. Rien qui vienne bouleverser le concept du jeu en cours de route. Et quand on apprend dès le pilote (!) qu’il y aura (accrochez-vous !) une révélation fracassante de fin de saison, est-on encore vraiment surpris lors qu’elle se dévoile enfin ?
Solution de facilité ?
Je ne prétends pas du tout que ces jeux sont plus simples à designer. Le système du jeu doit permettre l’addition de tels modules. Il faut prévoir les éléments matériels. Il faut maîtriser l’enchaînement des parties et veiller à équilibrer un jeu qui varie potentiellement à chaque étape et différemment pour chaque groupe de joueuses !
C’est même absolument chronophage, ne serait-ce qu’en manière de tests. Avec le risque de ne pas prévoir ou essayer tous les cas possibles, au détriment des joueuses qui tomberont dans ces exceptions. À la minière de certains paliers – « stretch goals » – des jeux en financement participatif, rajoutés à la va-vite pour offrir toujours plus.
De quoi ce nom est-il le jeu ?
Les jeux à matériel évolutif sont aussi des jeux moins faciles à appréhender. Quand je joue à Sky Team, est-ce que je joue au même Sky Team que vous ?
Lors de notre partie de Dorf Romantik, je me suis posé plusieurs fois des questions de règles. Le livret me semble déjà assez mal rédigé car plus verbeux que schématique.
C’est peut-être là un défaut inhérent aux jeux à matériel évolutif comme ça l’est déjà des jeux Legacy ou à collectionner. Le livret de règle ne doit pas dévoiler les surprises à venir ; il expose donc les fondamentaux mécaniques mais sans pouvoir les illustrer convenablement. Les éléments matériels et mécaniques découverts en cours de campagne sont bien sûr introduits et expliqués mais souvent sommairement sur le matériel lui-même sans le temps ni la place de fournir des exemples illustrés ou de lever certaines ambiguïtés, notamment par rapport à d’autres points de règles préalablement découverts.
En dehors de la boîte, il est plus difficile de trouver des réponses autour de soi aux ambiguïtés de la règle. Il y a moins de réponses à trouver en ligne et on court le risque de se gâcher d’autres surprises à venir.
Quand il s’agit de parler de son expérience de jeu avec d’autres ou de faire la critique du jeu, la même difficulté est à l’œuvre. Les critiques sont sans doute moins franches car ne voulant pas divulgâcher les surprises ou s’estimant moins légitimes si pas encore parvenue au bout de la série de parties. Les retours de joueuses arrivent plus tardivement après la sortie, quand le pic d’achats est déjà passé. Les éditrices qui répondent aux critiques en disant qu’il faut passer outres les premières parties ou la variante de base pour enfin découvrir le « vrai » potentiel du jeu. Ce qui me fait penser à ses séries que leurs fans nous recommandent en disant « Mais si tu verras, à partir du douzième épisode ça décolle pour de bon ».
Des promesses, toujours des promesses
Vous l’aurez compris, je suis à la fois séduit par ce concept et un peu effrayé par son utilisation tout-azimut. Séquencer la découverte d’un jeu, de son matériel et de ses mécaniques, peut apporter beaucoup j’en suis convaincu. Pour son apprentissage. Pour sa narration.
Mais cela peut aussi être une promesse éditoriale qui camoufle un jeu moins intéressant qu’il n’y parait. Une promesse qui sait pourtant émoustiller la joueuse là où ça marche : rejouabilité et nouveauté. Au risque d’éclipser d’autres jeux en apparence plus répétitifs. Ou de devenir un gimmick incontournable de tout jeu qui veut se faire bien voir.
Attendons donc de voir ce que nous réservent les conceptrices de jeu. En attendant restez connecté. La suite… au prochain épisode.
Il est aussi possible de réagir à ce billet via Mastodon : @acariatre@ludosphere.fr
Laisser un commentaire