La distanciation dans le jeu de société : manipuler plus qu’incarner

Il y a peu se tenait une table ronde sur la perméabilité entre le jeu vidéo et le jeu de société menée par Aurélien Lefrançois. Conférence que Ludovox a eu la bonne idée d’enregistrer : http://ludovox.fr/table-ronde-jeux-video-et-jeux-de-societe-quelle-permeabilite/.

Autour de la table (de forme ronde si vous suivez toujours), se tenaient des concepteurs de jeu qu’il soit de société, vidéo (le fameux studio Amplitude et sa séries de jeux de stratégie Endless), ou hybride (les expérimentations des éditions volumiques et leur futur jeu World of Yoho).

Distinctions entre jeu de société et jeu vidéo

Dans son introduction, le ludothécaire James Blanc établit une liste de distinctions entre « jeux de plateau » et « jeux vidéo » :

  • Le matériel : physique, préhensile et manipulé entièrement par les joueurs dans le premier cas  / numérique dont le code reste invisible mais qui offre des moyens de contrôle partiels aux joueurs dans le second.
  • L’algorithme : visible et restreint dans le jeu de plateau alors que le jeu vidéo masque, quand à lui, une majeure partie des calculs effectués.
  • L’appropriation : une règle malléable par les joueurs de société mais immuable pour les jeux vidéo.
  • La représentation : une approche symbolique sur le plateau (meeples, cases, etc.) et la recherche du réalisme sur l’écran.
  • La sociabilité : un jeu pratiqué à plusieurs et tourné (concrètement) vers les autres face un à jeu où les autres joueurs, quand ils existent, sont assimilés à des éléments de jeu.

Je résume et déforme sans doute un peu les propos de James Blanc ici, je vous invite à écouter la conférence pour vous faire votre propre idée.

Je suis, je dois bien l’avouer, assez peu d’accord avec cette série de différences. En premier lieu parce qu’il existe une infinité de concepts de jeux vidéo et autant de jeux de société et que comparer deux mondes aussi vastes sera toujours très réducteur.

Pour éviter trop de confusions, je suis partisan de distinguer les deux mondes uniquement sur la base du matériel et du code : l’un fait appel à du code informatique, l’autre non. L’un se contrôle via des interfaces numériques, l’autre non. Ceux qui mangent aux deux râteliers sont appelés « hybrides » et n’en parlons plus. Enfin si, parlons-en.

Incarner ou manipuler ?

D’ailleurs dans la suite de la conférence, les participants s’accordèrent à trouver tout un lot d’exceptions aux règles énoncées dans l’introduction.

Emmanuel Corno, game-designer du studio Amplitude, indique ainsi que les jeux de gestion qu’ils développent ont plus de ressemblances avec les jeux de plateau que beaucoup d’autres types de jeux, qu’ils sont plus facilement transposables en jeu de société et même que leurs premiers prototypes sont réalisés en papier ! Les joueurs adeptes de ce type de jeu exigent en effet une transparence du jeu et de ses auteurs sur ces modes de calculs. Une façon de limiter les effets du hasard et de la chance pour mieux mettre en valeur la compétition des intellects.

On a donc ici affaire à un jeu vidéo dont les règles et les principes de calcul sont communiqués et qui utilisent des hexagones symboliques pour cartographier son territoire, deux caractéristiques qu’on octroyait par défaut plutôt au jeu de plateau.

Écran extrait du jeu de gestion Endless Legend

Écran extrait du jeu de gestion Endless Legend

Mais ce qui m’intéresse dans l’exemple du jeu de gestion (ou de « stratégie ») tel que les développe Amplitude c’est qu’il fait adopter au joueur le même point de vue que pour un jeu de gestion servi sur un plateau. Une position de « petit dieu » qui, d’un simple geste, fait bouger ses troupes et trembler les empires. Un jeu où l’on manipule les éléments.

Écran extrait du jeu The Witcher 3

Écran extrait du jeu The Witcher 3

Alors que dans un jeu vidéo FPS (First Person Shooter, jeu de tir à la première personne) ou TPS (Third Person Shooter, jeu de tir à la troisième personne), le point de vue est tout autre. Dans Uncharted ou The Witcher, on incarne un personnage. Le jeu vidéo parvenant même quand il est efficace à faire fusionner l’esprit du joueur et son avatar.

La « zone » du jeu vidéo solitaire

Cette capacité humaine à se projeter dans un objet ou un autre individu (empathie) est un ressort formidable pour tout créateur d’histoire. Monter dans une voiture et vous devenez la voiture. Elle est une extension sensible de votre corps, son encombrement est la place que vous occupez désormais : « je passe », « il m’est rentré dedans », etc.

Dans certains états d’esprit (excitation et fatigue font bon ménage), cette incarnation devient inconsciente. Une sensation de flottement s’installe et vous perdez conscience du temps et des évènements extérieurs. Vos gestes vous échappent, vous êtes en « pilote automatique ». Vous avez également l’impression d’une « toute puissance » : que toutes les difficultés ont été aplanies. En voiture, certes, c’est dangereux et à éviter. Dans le jeu vidéo (et ailleurs), on appelle ça la « zone » ou le « flow » et c’est un gage de qualité d’avoir ainsi pris le dessus sur votre barrière consciente.

Cette sensation, loin d’être désagréable, demande un état d’esprit particulier et des conditions de réalisation. La solitude et la concentration en sont de bons ingrédients. La solitude est nécessaire pour « s’oublier » (en voiture par exemple). Le regard de l’autre, sa simple présence même, obligent à un contrôle de soi qui rendent impossible ce décrochage mental.

La concentration permet aussi ce basculement complet dans la tâche, surtout quand l’objet occupe une place centrale et immobile dans le champ de vision. Les activités créatives comme le dessin ou l’écriture vivent d’ailleurs ce phénomène. Pour le jeu vidéo, jouer de nuit lumière éteintes et sans bruit extérieur est un climat hautement favorable.

La répétitivité, l’apparition d’automatismes est aussi un élément moteur.

Je n’ai pas d’études sous la main pour étayer mon propos mais je suis intimement persuadé que cet état s’obtient quand on « incarne », beaucoup plus que quand on « manipule ». Qu’il survient beaucoup plus souvent en jouant à Rayman qu’à Civilization. Tout simplement parce que l’oubli de soi est favorisé par cette première étape de fusion avec son personnage ou son objet.

Distance du jeu de société

Le jeu de société ne permet pas d’atteindre la « zone », cet état d’auto-pilotage inconscient. Parce qu’il impose une distance permanente entre le joueur et les éléments du jeu. Parce qu’en tant qu’expérience collective, il se pratique sous le regard des autres et dans un contexte trop ouvert.

Les enfants eux, beaucoup moins attachés à leur self-control, parviennent à incarner beaucoup plus facilement, même en public et même dans un jeu de société. Dans certaines situations bien rendues (jeux de rôle grandeur nature ou escape room), certains adultes aussi, mais ils seront vite taxés de ridicule. Mais je ne l’ai jamais constaté ou ressenti avec du carton.

Peut-être que le jeu de rôle, de par la longueur des parties qu’il implique, permet parfois d’atteindre cette émotion ? Je manque d’expérience en la matière pour le confirmer.

Cette limitation du jeu de société n’est pas du tout une critique de ma part. Il possède d’autres ressorts qui le rendent tout aussi appréciable qu’une autre pratique ludique, j’en suis le premier convaincu.

Mais cette limitation implique tout de même que le jeu de société ne peut jamais être vécu et ressenti de manière aussi viscérale que le jeu vidéo. Cette distance avec l’objet manipulé reste présente et entraîne dans le jeu de société une autre approche, plus réfléchie, plus rationnelle. Ce qui peut être vu de l’extérieur comme une froideur peu engageante du jeu de société et c’est bien dommage.

Arrête la drogue, coco !

En me relisant, j’ai l’impression de vanter une expérience de béatitude mystique, similaire à un trip sous acides. Même si j’avoue une sympathie curieuse pour ce moment d’oubli que le jeu vidéo (entre autres) sait provoquer, je ne suis pas encore accroc. Ouf, je peux toujours jouer sur table. Entre deux fix à Rayman Fiesta Run.

 

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Crédits photo:

  • À la une de billet : Carcas jugando al Carcassonne 1 par  JaulaDeArdilla (Flickr)
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