La face cachée du cube en bois
Cet article est paru initialement dans le numéro 3 du magazine JDS de La Carrote Culturelle (où vous pouvez encore vous le procurer).
Parmi les éléments qui peuplent nos boîtes de jeu, le cube monochrome a acquis une aura toute particulière. À tel point qu’il est devenu l’étendard d’un genre : le jeu de gestion de l’école allemande aujourd’hui rebaptisé « jeu de cubes en bois » (qu’on trouve parfois orthographié « cubenbois » ou « kubenbois » par ses adeptes comme par ses détracteurs).
Le cube à face numérotée, aussi appelé « dé », a certes une place bien ancrée et très ancienne dans le jeu. Mais que vient y faire son cousin : le cube en bois, lisse, uni et neutre d’aspect ?
Considérations ludiques
Les jeux « de l’école allemande » (le terme est bien entendu réducteur, là n’est pas le propos) sont connus pour mettre en œuvre des compétitions indirectes. L’affrontement face à face des wargames est proscrit. Le gagnant de la partie sera le joueur qui aura démontré son habileté de gestionnaire en tirant le meilleur parti des éléments et mécaniques à sa disposition.
La manipulation de petits soldats n’étant pas au menu du jour, il s’agit de faire évoluer sur le plateau des ressources d’un autre genre. On en trouve principalement trois types : les ressources financières simplement représentée par des pièces ou billets, les ressources « humaines » sous la forme des biens connus « meeples » ou de cubes s’ils sont très nombreux. Enfin les ressources matérielles qui prennent eux aussi souvent la forme de ces fameux cubes en bois.
Ainsi ces cubes peuvent représenter selon les jeux de l’or, du bois, de la pierre (entre autres dans Tzolk’in ou Glen More), des barils de marchandises (Black Fleet), des gangsters (The Boss), des nobles (San Marco), du pigment de couleur (Fresco), de l’uranium ou « Yellowcake » (The Manhattan Project), des larves de fourmi (Myrmes), des villages (A Few Acres of Snow), des rails (Trains), des maladies infectieuses mais en plastique c’est plus technologique (Pandémie), etc. La liste est infinie ou presque.
De manière plus abstraite, les cubes peuvent aussi servir de simples compteurs : points de victoire dans Tigre et Euprhate ou points d’influence dans Notre Dame.
Considérations géométriques
Revenons un instant sur la forme de l’objet : le cube est parfaitement équilibré. Par la rigueur de ses traits, il incarne la droiture, l’efficacité sans fioriture.
La taille la plus courante du cube en bois ludique est un pavé de 1 cm de côté (parfois 8mm pour les plus jeunes). Le plus souvent, il est réalisé en bois (d’érable ou de hêtre par exemple) même si le plastique a connu son heure de gloire.
Considérations pratiques
Du point de vue de l’éditeur, le cube en bois n’a que des avantages. La forme même est particulièrement facile à produire. Comme elle est partagée par de nombreux jeux, la production de masse rend ses prix très abordables. L’objet prend par ailleurs très peu de place dans la boîte.
Du point de vue du joueur, le cube en bois ne roule pas sur (puis sous) la table. Répandu, il est facile à remplacer en cas de perte. Connu et reconnu, on est toujours heureux de le retrouver. Peut-être rappelle-t-il au joueur, ce grand enfant nostalgique, les cubes en bois d’un autre format qu’il empilait étant bébé ?
Considérations historiques
Difficile d’identifier le premier jeu à avoir introduit le cube uni comme élément de jeu. Mais on en trouve par exemple déjà dans Alaska en 1977 et beaucoup d’autres depuis.
Considérations chromatiques
La forme étant unique ce sont les couleurs qui vont distinguer les différents éléments en scène dans le jeu. Certaines associations sont évidentes et, le plus souvent, l’or héritera du jaune, la pierre du gris et le bois du marron ou du vert.
Mais parfois la pierre est bleue (dans Bruxelles 1893, le gris ayant échu au fer) et la « nourriture non périssable » orange (Robinson Crusoé).
Après le cube
Dans le matériel de certains jeux, on peut observer des tentatives pour réinventer le cube. On trouve alors des disques (le concurrent direct du cube, il s’en est d’ailleurs fallu de peu pour que les jeux de gestion soient estampillés « jeux de disques en bois »), des cylindres, des pyramides, des bâtonnets, des prismes à base octogonale, etc. Souvent il s’agit de se rapprocher de la forme de l’élément ainsi représenté et d’améliorer la lisibilité du jeu en variant les jetons.
Cela permet aussi de diversifier les formes et les couleurs pour multiplier le nombre d’éléments représentables. Notamment pour les jeux où chaque joueur se voit attribué une couleur et tous les cubes associés.
Mais les vrais amateurs ne s’y trompent pas : le seul vrai cube en bois est celui qui est cubique. Logique.
Fini le cube ?
Pourtant, fier étendard d’une génération de joueurs passionnés, le cube en bois est actuellement malmené. Quelques signes forts en attestent :
Certains jeux (Nations) préfèrent proposer des jetons de cartons (seulement deux dimensions !) affichant l’illustration de l’élément concerné.
De nombreux éditeurs font le choix de proposer des jetons ressources aux formes évocatrices plutôt que d’user du sempiternel cube en bois ou de ses variantes tout aussi abstraites (Agricola et ses petits animaux, Barony et ses cités). Ils en font même un argument promotionnel. Ainsi le Kickstarter d’Euphoria proposait, parmi ses tout premiers paliers, l’abandon des cubes génériques au profit de formes plus travaillées : éclairs, nuages ou pommes en bois coloré.
On voit même des créateurs indépendants proposer des kits de remplacement des cubes en bois de certains jeux célèbres par leurs équivalents en objet 3D.
Ces jetons d’un nouveau genre sont rendus possibles par la diminution des coûts de fabrication. Ils sont aussi révélateurs d’une tendance forte du jeu de société à améliorer la qualité du matériel proposé. Tendance clairement visible du côté des projets à financement participatif par exemple.
Ce remplacement du cube en bois est censé favoriser l’immersion du joueur. Récupérer trois pépites d’or en plastique s’avère en effet plus jouissif que trois cubes jaunes vus et revus. De grands enfants, disais-je.
Pour les jeux de gestion et leurs auteurs, il y a sans doute ici aussi une tentative de se débarrasser d’une image poussiéreuse. Pour attirer des nouveaux publics vers ses sommets de réflexion aride, le jeu se pare d’atouts plus séduisants. Proposer de simples cubes en bois en guise de matériel de jeu passerait presque aujourd’hui pour une paresse ou un manque d’originalité de l’auteur et de l’éditeur.
Réellement dépassé ?
Victime de son succès, le cube en bois est-il devenu trop générique ? La tendance actuelle pousse à le croire.
Mais sa faiblesse fait aussi sa force. Sa neutralité d’aspect le rend soudainement indispensable à des nouvelles formes de mécanique :
Dans En Route vers les Indes, le simple cube en bois, à la forme si « passe-partout » représente tour à tour de l’or, un navire, une ressource ou la propriété d’un bâtiment. Malin.
Dans un tout autre genre, le « bagbuilding », variante en sac du « deckbuilding », requiert aussi les services de ce parallélépipède parfait comme dans Hyperborea. Au toucher, un cube est un cube.
Dans les jeux qui débordent de matériel et de figurine toujours plus détaillées, les simples cubes en bois trouvent aussi leur place. En refusant les artifices au sein d’une surenchère d’effets, leur présence devient une évidence. Comme marqueurs (Clash Of Cultures, Alchimistes) ou modestes éléments de jeu (Eclipse).
En se réinventant, le cube en bois garantit ainsi pour longtemps encore son rôle d’indispensable compagnon de jeu.
D’ailleurs, chaque mode étant amené à créer son propre rejet, je vous promets le retour en force prochain du « vrai cube en bois », rustique, fier et nostalgique de nos premiers émois ludiques !
Crédits image :
- les photos en tête et fin de l’article sont de votre serviteur
- la photo de The Manhattan Project est de Chris Norwood sur BoardGameGeek
- le schéma de cube est issu de Wikipédia
- le visuel des pions d’Euphoria provient de leur Kickstater
- le visuel du projet « Treasure Chest » provient de son Kickstarter
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