Ludo Incognito #00 : Pourquoi les joueurs de jeux de gestion détestent-ils autant le hasard ? (Roger Caillois – Les jeux et les hommes)
Premier épisode de ma chronique podcast des écrits autour du jeu de société paru initialement dans l’épiosode 89 du podcast Proxi-jeux.
Les deux premiers épisodes s’intéressent à la classification des types de jeux du sociologue Roger Caillois, telle que présentée dans son ouvrage phare Les jeux et les hommes : le masque et le vertige , publié en 1958 et complété en 1967. Dans la première partie de cet ouvrage phare de l’étude des jeux, Roger Caillois identifie quatre composantes du jeu : l’« agon » (la compétition), l’« alea » (le hasard), le « mimicry » (le simulacre) et l’« ilinx » (le vertige).
La transcription intégrale de l’épisode :
Suivez moi sans faire de bruit. Là, sur notre droite, quelle chance, nous observons un joueur et une joueuse de l’espèce dite « joueurs de jeu de gestion » (ou homo ludens kubenboi) dans leur milieu naturel. Ils semblent parler de leur dernière découverte ludique. Celui qui a perdu la partie explique pourquoi. Le jeu en question est beaucoup trop soumis à la chance. Et dans son cas, devrait-il dire, à la malchance. Après quelques grognements complices, les deux joueurs s’accordent sur ce défaut gravissime, suffisant pour qu’ils n’y rejouent jamais. Trève de plaisanterie, Le jeu c’est du sérieux !
Sortons le microscope !
Pourquoi les joueurs de jeux de gestion détestent-ils autant le hasard ? Le jeu est a priori une activité récréative, sans incidence directe dans le monde « réel ». Le hasard est un levier connu et efficace du jeu. Pourquoi donc se l’interdire ?
Pour le comprendre, faisons appel à un explorateur ludique fameux : Roger Caillois, un sociologue français auteur d’un livre phare de l’étude des jeux, intitulé Les jeux et les hommes et publié en 1958. Dans ce livre, après de longues années d’observation de la faune ludique, Roger Caillois tente une classification des jeux en 4 catégories. Les deux premières sont justement l’agon (la compétition) et l’alea (le hasard).
Les jeux et joueurs qui poursuivent l’agon, veulent, d’après Roger (on se tutoie entre explorateurs), mesurer leur compétence. Le résultat du jeu doit permet d’ordonner les joueurs selon leur capacité. Ceux qui poursuivent l’aléa en revanche soumettent le résultat du jeu à un principe complétement externe et aveugle : le hasard.
Ces deux principes, en apparence éloignés, sont pourtant beaucoup plus proches qu’il n’y parait. D’après Roger Caillois toujours, le jeu est un moyen de s’extraire du monde. Dans cet espace clos qu’est le jeu, une nouvelle justice est à l’œuvre, qu’elle soit basée sur une compétence ou un événement aléatoire. Dans le monde réel en effet, la confusion règne sur ce qui crée les puissants, les faibles, les richesses et les infortunes. Le jeu lui promet une égalité des chances parfaite et indiscutable des joueurs. Quel soulagement !
La différence entre l’agon et l’aleo se situe alors dans l’attitude du joueur. Dans la compétition, le joueur est actif, il met toutes ses forces dans la bataille. Dans l’aléatoire, le joueur est passif, il abandonne sa volonté propre et se soumet tout entier au dieu hasard. Et si l’enfant accepte facilement des jeux entièrement aléatoires, l’adulte lui veut avoir le contrôle. Cette maitrise de son destin qui lui échappe dans le monde réel, il la venge et la ploie à sa volonté dans le jeu.
Face à cette soif de contrôle, le hasard devient naturellement l’ennemi à abattre. À lui seul, il vient rappeler la futilité du jeu, sa déconnexion de la réalité.
Une expérience menée sur le terrain le prouve. Attrapez quelques joueurs de jeu de gestion (semez pour cela quelques cubes en bois et une grille de score comme appât) et faites les pratiquer une partie de jeu à l’allemande. Regardez les joueurs s’impliquer dans la partie, les sourcils froncés et le front moite. Au moment du dernier tour, annoncez leur qu’ils vont tous lancer un dé et que celui qui obtient le plus gros chiffre remporte tout simplement la partie. Quelque soit le plaisir qu’ils avaient trouvé jusque là à jouer, celui-ci est irrémédiablement gâché. Malheureusement le dernier explorateur à avoir tenté cette expérience n’est plus là pour nous en parler, respectons un instant son dévouement à la cause.
Si j’en crois mes propres observations sur le terrain : Le joueur de jeu de gestion maitrise son monde, il construit quelque chose de solide, il en est fier. Introduire le hasard c’est le priver de son contrôle, nier son pouvoir, sa capacité d’action. La compétition dans le jeu est sans doute plus une revanche contre le monde réel qu’une prétendue rivalité entre joueurs.
Pourtant les joueurs de jeu de gestion se trompent de combat. Tout jeu comporte en effet une part d’aléatoire. Qu’elle soit présente dans les mécanismes ou même dans les conditions de la partie. Tel joueur est fatigué, tel autre distrait, que sais-je ? Rien ne permet d’affirmer une justice complète. Le hasard fait partie du jeu comme il fait partie de la vie.
La prochaine fois qu’un homo ludens kubenbois reprochera à un jeu d’être trop aléatoire, souvenez-vous qu’il ne fait que souffrir d’être le jouet du chaos de sa propre vie. Le joueur quel drôle d’animal.
Le mois prochain, je vous emmène en territoire hostile à la poursuite de l’ilynx sauvage. Et d’ici là, jouez-bien !
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