Ludo Incognito #02 : Les joueurs oublient-ils d’être sérieux ? (Huizinga – Homo Ludens)

Troisième épisode de ma chronique podcast des écrits autour du jeu de société paru initialement dans l’épisode 91 du podcast Proxi-jeux.

Cet épisode s’intéresse à la notion de jeu et son terreau culturel tel que décrit par l’historien Johan Huizinga dans son ouvrage Homo Ludens, paru en 1938.

La transcription intégrale de l’épisode :


Ce soir sur D6, retrouvez notre dossier « Les joueurs oublient-ils d’être sérieux ? ». une plongée inédite dans le monde envoutant de Luda Incognita. On retrouve immédiatement sur place notre envoyé très spécial.
– Bonsoir. Les joueuses, les joueurs. Qui sont-ils ? Quels sont leurs réseaux ? C’est l’objet de notre enquête. Pour tenter d’y voir plus clair et en exclusivité pour vous ce soir, nous sommes parvenus à convaincre une adepte ce cette pratique singulière de bien vouloir répondre à nos questions. Bonsoir.
– Bonsoir.
– Que faites-vous dans la vie ?
– Je joue, bien sûr. Je danse aussi. (Rires)
– Hmm. Oui. Très bien. Et quel est votre métier ?
– Je suis négociante en vins. La semaine dernière je chassais les dragons. Demain virologue ?
– Ah. Euh. Oui
– Mais détends toi mon bonhomme, tu es tout crispé.
– Euh. Merci. Après ces fracassantes révélations, le mystère s’épaissit.

Johan Huizinga est un historien néerlandais spécialiste de l’histoire des cultures. En 1938, il publie Homo Ludens, Essai sur la fonction sociale du jeu. Il note que le jeu, dans son appréciation courante, est tout ce qui révèle du non-sérieux. Les animaux jouent, les enfants jouent, les adultes jouent. Le jeu est intimement lié à la notion de fête, de mascarade. On joue un rôle, on badine, on s’amuse.

– Toujours au coeur de l’info, nous suivons notre joueuse dans ces occupations du jour. Elle se dirige actuellement vers le centre du village. Là sur le sol je distingue un cercle sommairement dessiné à la craie. D’un pas déterminé, notre joueuse se retrousse les manches et franchit la ligne, rejoignant ainsi ses congénères déjà sur place. Je m’attends au pire.

Dans Homo Ludens, Huizinga détaille les composantes du jeu. D’après lui, un jeu est une activité pratiquée librement par un groupe de participants, Cette activité se place en dehors de la vie courante et ne poursuit pas de but matériel. Le jeu, enfin, est régi par des règles et se déroule dans un espace et un temps délimité . Cet espace/temps particulier il le nomme le « cercle ludique ».

Tout s’accélère. Sans une hésitation, notre joueuse s’assoit avec les autres personnes présentes autour d’un objet étrange. Un totem, un totem en bois, de taille, il est vrai, toute relative. Une femme porteuse d’un t-shirt orange, debout, déclame des principes abscons, avec de grands gestes des bras. Tous l’écoutent, concentrés. Je m’approche pour tenter d’en savoir plus.
– Bonsoir, pouvez-vous me dire ce que…
– Mais tais-toi , tu vois bien qu’on joue.

Contrairement à l’impression populaire, l’expérience prouve à Johan Huizinga que le jeu peut se pratiquer le plus sérieusement du monde.

Concrètement, le jeu nécessite pour se dérouler que ces joueuses et joueurs y croient ou, du moins, fassent comme-ci tout le temps du jeu. Il nécessite l’implication de ces participants. Il est donc faux de restreindre le jeu à ce qui n’est pas sérieux.

D’ailleurs, celui qui démontre la futilité ou le ridicule du jeu le ruine définitivement, Huizinga le nomme « briseur-de-jeu ».

– Depuis des heures, hommes et femmes s’activent au centre du cercle. Des rires fusent mais les mines sont graves. Le plus souvent, on entend les mouches voler. Suivi d’une exclamation « et de 10, je t’ai eu ! ». Notre joueuse se tourne alors vers moi et m’adresse un énorme clin d’œil.
– Viens, on s’amuse !

Mais doit-on comprendre que chaque joueuse s’abandonne complètement au jeu, oubliant ainsi toute réalité ?

Non pas. L’enfant qui joue sait qu’il joue. Il se prétend temporairement voleur ou gendarme mais n’est pas dupe de sa propre supercherie. Comme si le jeu était une double mise à distance : mise à distance du monde réel, retranché au sein du fameux « cercle ludique ». Mais aussi mise à distance face au jeu lui-même dans une sorte de mascarade librement exercée mais consciemment ressentie.

Pour Huizinga, c’est cet étrange rapport qui crée toute la force et la magie du jeu. Je fais semblant certes, mais pour que le jeu fonctionne je dois y croire tout en n’y croyant pas.

Par extension, il en vient à qualifier d’ « attitude ludique » toute mise en scène ainsi contrôlée. Un rapport trouble à la réalité qui constitue à ses yeux, une force créatrice et symbolique. Le résultat de cette création il l’appelle « culture ». De manière assez vertigineuse, Huizinga fait ainsi du jeu une notion incroyablement vaste, allant jusqu’à y à inclure des pratiques aussi diverses que le sport, la danse, la musique et poésie mais aussi les arts plastiques, la philosophie, ou même le droit, la politique et la guerre !

Et là c’est le drame. Excédé par on ne sait trop quoi, un joueur s’énerve, le ton monte. Je crains pour ma propre sécurité. Heureusement un rire retentit bien vite, puis un autre. La tension retombe. La partie reprend. On a frôlé la catastrophe. Je rentre. À vous les studios !

D’après Huizinga toujours, c’est quand l’homme oublie la distance du jeu, lorsqu’il se prend justement trop au sérieux, qu’il risque de nier toute culture et toute civilisation. En 1938, Johan Huizinga est inquiet et critique sur l’état du monde, à juste titre. L’auteur tente dalors dans Homo Ludens d’enjoindre hommes et femmes à jouer à/de nouveau, c’est à dire en fait à prendre du recul. En pure perte comme le montrera l’histoire.

Sur ces pensées toutes positives, je vous dis à bientôt, et d’ici là, faites comme vous implore Huizinga : jouez bien !


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