Ludo Incognito et le placement d’ouvrier #02 : Le genre sociétoludique

Cet épisode est initialement paru dans l’épisode 100 du podcast Proxi-jeux.

Cette saison de podcast est consacrée à l’exploration en long, en large et de travers des jeux dits de placement d’ouvriers.

Dans ce second épisode, les bases : Peut-on parler de « genre » dans le jeu de société et pourquoi le faire ? Le placement d’ouvriers est-il un bon représentant ?

Sont cités dans cet épisode :

  • Le jeu Agricola d’Uwe Rosenberg, publié en 2007 par Lookout Games (réédité en VF par Funforge) ;
  • « Des typologies mécaniques à l’expérience esthétique : fonctions et mutations du genre dans le jeu vidéo », la thèse de Dominic Arsenault en téléchargement ;
  • Le modèle du genre littéraire en 3 étapes par Alastair Fowler : innovation, imitation et perfectionnement jalonnées par l’œuvre innovatrice, l’œuvre paradigmatique et l’œuvre définitive ;

La transcription intégrale de l’épisode est ci-dessous, bonne écoute !


Bonjour les joueuses et bonjour les joueurs, ici l’Acariâtre.

On continue ce mois-ci notre exploration des jeux dits de placement d’ouvriers.

Dans le premier épisode, j’ai essayé d’identifier les critères essentiels de cette mécanique. Mais souvenez-vous : une mécanique est une notion floue, mouvante qui peut avoir des significations différentes d’une personne à l’autre. Ce qui n’arrange pas du tout mes affaires.

Pour y voir plus clair, j’ai lancé un sondage en ligne (vous retrouverez le lien dans le billet associé à cet épisode). Les réponses déjà reçues prouvent la variété des interprétations. Les débats sur Twitter à son sujet aussi. Le sondage est toujours ouvert donc n’hésitez pas à aller y faire entendre votre propre point de vue sur la question.

Pour avancer dans mon exploration, j’ai cependant besoin d’avoir une vision un peu plus décidée de ce qu’est le placement d’ouvriers. Je préfère éviter de passer les 10 épisodes de l’année à tourner autour de sa seule définition. Et vous aussi j’imagine.

J’en profite donc pour récapituler les ingrédients essentiels de la mécanique d’ouvriers à mes yeux tels que je vous les présentais déjà dans le premier épisode :

  1. Des pions qui représentent des travailleurs.
  2. Des emplacements communs qui représentent les actions de jeux disponibles.
  3. Le choix joueuse après joueuse d’un emplacement à la fois en y posant ou récupérant des pions ouvriers. Ce qui déclenche l’action associée.
  4. La mise en compétition sur ces emplacements. Un emplacement occupé devient ainsi inoccupé ou plus cher pour la suite.

J’ai lu le web – waow ! – et je suis formel : ces quatre ingrédients sont la compréhension la plus commune, la plus partagée du placement d’ouvriers. La vision « standard ». Je ne vais pas m’étendre plus en détails ici sur les sources et les arguments qui m’amènent à cette conclusion. Mais je prépare un (looong) article dédié à la question où j’aurais toute la place pour le faire. Et pour qu’on en débatte bien sûr !

Deux rapides remarques à ce sujet :

  • Première chose : Les ingrédients du placement d’ouvriers se situent donc à quatre niveaux du jeu : le théme, le matériel, les règles et les interactions entre les joueurs. C’est exactement ça qui rend cette mécanique si riche à mes yeux et me permet de vous en parler des heures durant (hmm). Pour être franc, je ne connais aucune autre mécanique de jeu qui mêle autant de niveaux. Pour citer une autre mécanique notoire, le deckbuilding par exemple se concentre sur son matériel (les cartes) et ses règles mais n’impose aucune thématique particulière ni de logique d’interaction.
  • Les 4 critères semblent restrictifs et pourtant, des dizaines, des centaines de jeux les respectent et forment le noyau dur des jeux de placement d’ouvriers, reconnu par tous. Caylus, Agricola, Tzolkin, Lord of Waterdeep… C’est ceux-là que je veux étudier !

Ce rapide retour sur la mécanique n’est pas le sujet d’aujourd’hui. Il est temps de démarrer cet épisode : c’est parti !

— Générique —

Bonjour les joueuses et bonjours les joueurs

Bonjour Karl

— Hmm

Bonjour Groucho.

— Bonjour boss ! Vous allez b… ?

Un jeu de société comporte de nombreuses mécaniques. Une pour l’ordre du tour, une pour les points de victoire, une pour telle action, etc. Les règles d’un jeu sont une association savante de mécaniques, connues ou non, qui une fois mises en commun forment la Mécanique singulière du jeu, celle avec un grand « M ».

Prenons l’exemple d’Agricola. Groucho, direction la ludothèque pour que tu nous en brosses le portrait ?

— Agricola est un jeu de Uwe Rosenberg, publié en 2011 par Lookout Games. Il met en scène des familles d’agriculteurs dans l’Europe centrale du fin du 17e siècle. Les temps sont durs et la famine criante. Il va falloir travailler fort pour faire grossir sa ferme.
Pour cela, chaque joueur doit récupérer des ressources, aménager sa chaumière, cultiver ses champs, élever ses animaux et agrandir sa famille sur son plateau personnel. Les actions de chaque membre de la famille sont sélectionnées sur le plateau commun à tous les joueurs grâce à une mécanique de… placement d’ouvriers ! Waow vous aviez tout prévu non, boss ?

— Personne ne me demande mon avis mais je vous le donne quand même. Agricola est un très bon jeu de gestion, un classique parmi les classiques. Riche mais pas complexe à comprendre. Frustrant par sa variété d’actions, l’obligation de se diversifier et ses 14 petits tours de jeu. Une torture délectable. Un incontournable.

Agricola est un jeu de placement d’ouvriers. Mais on y trouve aussi du draft en début de partie, de la gestion de ressources, des points de victoire, etc. Toutes ces mécaniques imbriquées forment l’identité du jeu.

Parmi toutes les mécaniques d’un jeu, il y en a cependant souvent une de plus visible que les autres. Celle qu’on retient et à laquelle on associe spontanément le jeu. La mécanique principale en quelque sorte. Pour Agricola, c’est le placement d’ouvriers qui occupe cette position.

Je dirais même plus : le placement d’ouvriers est quasiment toujours la mécanique principale d’un jeu. Pour présenter Caylus, Agricola ou Mint Works à des joueurs connaisseurs, l’une des premières phrases sera « c’est un jeu de placement d’ouvriers ».

La question qui m’intéresse aujourd’hui est de savoir si la catégorie des jeux de placement d’ouvriers est un genre à part entière ?

Mais avant toute chose, Karl, rends-toi à la bibliothèque s’il-te-plaît et dis-nous ce qu’on y trouve sur la notion de genre artistique :

— Ah ça c’est la meilleure. Puisque Karl a des petites lunettes rondes et le front dégarni, c’est lui qu’on envoie à la bibliothèque.

— Le genre est un outil de l’analyse des œuvres. En littérature, cinéma, jeu vidéo par exemple. Il permet de regrouper sous une appellation commune des œuvres qui partagent certains aspects communs, des thématiques, des parti-pris, un style. En littérature par exemple, on parle de genre de la science-fiction pour les oeuvres qui mettent en scène le futur. On y trouve généralement de la conquête spatiale, des extraterrestres, des robots et des intelligences artificielles. Le genre est une notion controversée parmi les spécialistes. Parce que la définition d’un genre donné peut varier d’une personne à l’autre.

Hé ! mais alors c’est comme pour les mécaniques. Les genres ne sont rien de plus que des conventions communes pour parler d’un groupe d’œuvres similaires.

— Oui. Certes. On peut voir ça comme ça. Le genre est un notion très vaste. Il y a plusieurs niveaux de genre possibles. Les genres dits « populaires » sont ceux utilisés par les industriels, les critiques et le public pour identifier plus facilement les œuvres. Si le livre que je lis appartient à la collection « science-fiction », je me sentirai trahi qu’il se déroule au paléolithique sans aucune intervention technologique d’aucune sorte. C’est comme un contrat entre les producteurs et le public basé sur des références partagée. Même s’il ne suffit pas non plus de respecter à la lettre les recettes du genre pour plaire, le lecteur veut aussi être surpris, un peu chahuté dans ses attentes.

Dans le domaine du jeu, on classifie surtout les jeux par l’expérience qu’ils procurent et donc, par ses mécaniques. En jeu vidéo par exemple, on va parler de FPS (« First Person Shooter » ou « Jeu de tir à la première personne ») peut se dérouler dans un western, la guerre 39-45 ou dans les étoiles, il est avant-tout présenté et perçu un FPS. Si ça vous intéresse, le chercheur Dominic Arsenault a écrit un thèse en 2011 sur la notion de genre dans le jeu vidéo.

Je pense qu’on peut en dire autant pour le jeu de société. C’est l’expérience de jeux et non pas le thème qui va servir d’instrument de comparaison et de filiation entre les jeux. Et on peut sans aucun doute élire le placement d’ouvriers comme un genre à part entière. C’est pour ça qu’on peut entendre dire « j’adore les jeux de placement d’ouvriers ». La joueuse qui dit cela connaît déjà l’expérience ludique générale proposée par tous les jeux de ce genre. Elle s’attend à retrouver les mêmes sensations dans les nouveaux jeux de placement d’ouvriers qu’elle découvre. Alors que personne ne dit « j’adore les jeux au thème western » parce qu’entre un Western Trail, un Bang, un Desperados of Dice Town ou un Flickem’up on touche à des genres, des expériences ludiques très différentes.

— Totalement d’accord boss.

— Nous voilà bien avancé.

Le genre est une notion qui sert le dialogue et l’analyse. Reconnaître l’existence de genres dans le jeu de société permet par exemple d’aller piocher parmi les outils d’analyse prévues pour d’autres formes culturelles. Tiens par exemple, Alastair Fowler a beaucoup fait pour l’analyse des genres littéraires et il parle d’un concept qui m’intéresse aujourd’hui. Karl, puisques tu es déjà à la bibliothèque :

— Alastair Fowler a écrit le livre « Kinds of Literature » en 1982. Dans celui-ci il s’intéresse aux genres littéraires. Pour lui le genre doit être vu comme un phénomène généalogique. Les ingrédients du genre sont repris d’œuvre en œuvre et chaque nouvelle publication fait légèrement varier les canons du genre. Autrement dit, le genre est une somme de références qui se construit œuvre après œuvre. Dans la vie d’un genre, il existe d’après lui quelques moments clés, des jalons dans la filiation : il parle d’œuvre « initiatrice » et d’œuvre « paradigmatique ». En quelques mots, il indique par là que chaque genre possède un œuvre qui rétrospectivement est vue comme celle par qui le genre a commencé : c’est l’œuvre initiatrice. Et une œuvre qui devient la référence, l’étendard du genre, qui en contient tous les critères essentiels : c’est l’œuvre paradigmatique.

Dans le sondage que j’ai lancé en parallèle de cette chronique, la moitié des répondants ont cité « Agricola » comme le jeu qui leur venait spontanément à l’esprit pour le placement d’ouvriers. La page dédiée à cette mécanique dans le site Boargamegeek utilisait le seul exemple d’Agricola.

— C’est limpide Boss ! Agricola est l’œuvre parma, parida, pa-

— paradigmatique…

— paradigmatique du placement d’ouvriers

Cependant Agricola est publié en 2007. Il n’est pas le premier jeu à utiliser cette mécanique. On trouve souvent dans les forums, l’idée que Caylus (un jeu de William Attia, publié en 2005 par Ystari) est le jeu qui a initié le genre. Cela ne veut pas dire qu’aucun jeu plus ancien n’utilisait auparavant cette mécanique mais que c’est Caylus qui l’a rendu visible, reconnaissable et qui a quelque part permis l’émergence de toute une série de jeux s’inscrivant dans sa descendance.

En chœur :

— Caylus est donc l’oeuvre initiatrice du placement d’ouvriers !

— Caylus est donc l’oeuvre initiatrice du placement d’ouvriers !

Mais tout ça on en reparle très vite dans l’épisode consacré à l’histoire du placement d’ouvriers

Agricola a connu un immense succès critique et public, longtemps classé numéro 1 des tops BoardGameGeek et TricTrac, lauréat de nombreux prix (Spiel des Jahres Expert 2008, Prix spécial du jury de l’As d’or Jeu de l’année 2009). Il est toujours cité 10 ans après comme un incontournable. Si bien que l’auteur du jeu, Uwe Rosenberg, en a tiré une saga de jeux déclinés à plusieurs sauces :

— Moi je sais chef, moi je sais : Agricola, Terres d’élevage pour 2 joueurs, Caverna et ses nains et plus dernièrement Cave vs Cave. Il a également créé d’autres jeux de placement d’ouvriers comme Le Havre. Autant de jeux qui s’influencent les uns les autres et enrichissent le genre.

Un auteur phare pour le placement d’ouvriers, je me demande ce qu’il lui trouve…

Si je résume ce qu’on a appris dans cette épisode :

  • Ma définition volontairement précise du placement d’ouvriers est la seule qui vaille ici ! (manquerait plus que ça)
  • La mécanique du placement d’ouvriers est quasiment toujours la mécanique principale d’un jeu.
  • Le placement d’ouvriers réfère à des éléments thématiques, matériels, de règles et d’interaction.
  • On peut faire du placement d’ouvriers un genre de jeux à part entière, dont les représentants proposent une expérience qui se veut similaire.
  • Les jeux de placement d’ouvriers s’inscrivent dans une même filiation, depuis l’œuvre initiatrice Caylus en passant par l’œuvre de référence (dite paradigmatique) Agricola.

C’est déjà pas mal pour aujourd’hui, on va s’arrêter là. On se retrouve dans un mois et d’ici là jouez bien !

Vivement la suite boss !

— Ta gueule.


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