Ludo Incognito et le placement d’ouvrier #04 : Le game design

Cet épisode est initialement paru dans l’épisode 102 du podcast Proxi-jeux.

Cette saison de podcast est consacrée à l’exploration en long, en large et de travers des jeux dits de placement d’ouvriers.

Dans ce quatrième épisode, du game design : quels sont les avantages de cette mécanique qui peuvent expliquer un tel succès ?

Sont cités dans cet épisode :

La transcription intégrale de l’épisode est ci-dessous, bonne écoute !


Bonjour les joueuses et bonjour les joueurs, ici l’Acariâtre, votre envoyé spécial au pays du placement d’ouvriers…

Je sais ce que vous vous dites. Le placement d’ouvriers c’était intéressant une fois, peut-être deux, mais là au bout du quatrième mois, on commence à s’en lasser. Ils ne peuvent pas passer autre chose ?

— Ah mais non, vous ne pouvez pas nous faire ça !

— On ne vous a pas raconté la moitié de ce qu’on veut vous dire !

Du calme Groucho et Karl ! Vous pensez sérieusement avoir encore des choses à raconter à votre propos ? Moi je veux bien mais il va falloir enfin nous expliquer pourquoi on passerait une année à tenter de mieux vous comprendre. Faut justifier un peu votre présence : qu’est ce qui ferait de vous un meilleur sujet qu’un autre ?

— Mais c’est limpide chef ! c’est tout simplement parce qu’on les meilleurs en la matière !

— Et on va vous le prouver.

Il est effectivement temps de parler un peu de game design. Tenter d’identifier ensemble ce qui peut expliquer le succès certain de la mécanique du placement d’ouvriers. Mais avant toute chose, il faut présenter le jeu du mois : Viticulture ! Groucho, direction la ludothèque :

— Où l’on m’envoie je vais ! Alors… Viticulture est un jeu de Jamey Stegmaier, Alan Stone et Morten Monrad Pedersen, initialement publié en 2013 puis qui a fait l’objet d’une nouvelle édition remaniée et nommée « Essential edition » en 2015. Comme son nom l’indique, les joueuses dirigent chacune un domaine viticole. Au rythme des années et des saisons, elles vont produire du vin et faire évoluer leur domaine grâce à leur équipe d’ouvriers. Il faudra veiller à bien faire vieillir ses vins et savoir satisfaire les experts.
C’est un jeu de placement d’ouvriers pur jus de raisin. Très apprécié et reconnu : il est actuellement 19e sur le classement global des meilleurs jeux sur BoardGameGeek toutes catégories confondues et présent dans de nombreux tops du genre des médias ludiques.

Je n’ai pas choisi Viticulture par hasard. Pour mieux comprendre les points forts du placement d’ouvriers le mieux semble encore d’écouter ce qu’en dise les game designers. Il se trouve que l’un des auteures des plus bavards sur le sujet des mécaniques et de leurs attraits est Jamey Stegmaier, l’auteur de Viticulture !

Sur sa chaîne YouTube il explique :
« It’s one of my top 3 favorite game mechanisms […]. I love worker placement and one of the reasons I love it is I like in games when there’s a clear visual and tactile way of shwoing taht you are taking an action or doing a turn. Whatever you need to do in the game I like when there’s a clear way the game shows you how to do it. There’s no action menu, no action checklist, the board is visualy showing you the actions you have to choose. With worker placement I also like that often there are interactions that *stem* from that. »

« Le placement d’ouvriers est l’une de mes 3 mécaniques de jeux préférées. L’une des raisons pour laquelle je l’adore est que j’aime les jeux qui montrent de façon visuelle et tactile l’action que la joueuse réalise. Le plateau montre visuellement les actions que l’on peut choisir. Dans le placement d’ouvriers, j’aime aussi l’interaction qui en découle souvent. »

— Quel homme ce Jamey !

— Il a tout compris.

Pour explorer les bénéfices en termes de game design de cette mécanique, nous allons nous emparer des écrits d’un autre game designer : Jesse Schell. Karl, bibliothèque !

— Jesse Schell est un game designer, qui a notamment travailler pour des attractions Disney mais qui est surtout connu pour être l’auteur de The Art of game design, publié en 2008 mais malheureusement plus édité en français aujourd’hui. Dans ce pavé, Jesse Schell brasse tous les éléments du game design : processus de création, objectifs visés, systèmes à mettre en place, etc. Il identifie plus particulièrement 100 objectifs que chaque auteure de jeu doit interroger dans ses propres créations. C’est un livre très très riche qui met le doigt sur beaucoup d’éléments clés et je vous recommande fortement sa lecture puis sa relecture.

Prenons le temps d’étudier Viticulture et le placement d’ouvriers sous le prisme de ces objectifs de game design.

L’objectif #48, par exemple, est celui de l’accessibilité du jeu. Comme l’indique Jamey Stegmayer c’est un des points forts du placement d’ouvrier. L’action centrale de la mécanique est à la fois très simple, « je pose un pion ouvrier sur un emplacement action » et très lisible par l’ensemble des joueuses. Dans Viticutture, les emplacements-actions sur le plateau commun sont de la taille d’un seul pion ouvrier, il est ainsi parfaitement compréhensible que ces emplacements soient destinés à accueillir les pions-ouvriers mais aussi qu’une fois un pion-ouvrier posé il n’y a plus de place disponible pour un second. En ergonomie, on parle d' »affordance« , cela signifie que l’objet lui-même explicite l’action qu’il permet.

Le placement d’ouvriers rend aussi très lisible les choix réalisables par la joueuse à chaque moment de la partie. C’est l’objectif #32 de Jesse Schell : Les choix significatifs. Cela ne signifie pas que les stratégies vers la victoire soient simples à mettre en œuvre mais chaque joueuse a sous les yeux l’éventail des actions à sa portée. Dans Viticulture, les actions possibles à chaque saison sont bien distinguées, ce qui réduit encore le nombre de choix, évite la paralysie de l’analyse et rythme des tours rapides.

Enfin le placement d’ouvriers est aussi accessible parce qu’il est très connu des joueurs. Cela réduit le temps d’appropriation des nouveaux jeux du genre.

L’objectif #36 de L’Art du Game design est celui de la compétition. Dans le placement d’ouvriers une compétition est directement inscrite dans le choix des emplacements-actions. Chaque joueuse doit sélectionner une action non seulement en fonction de ce qui l’intéresse mais aussi en fonction de ce qui intéresse les autres joueuses. C’est une interaction indirecte qui a lieu pendant l’ensemble de la partie. Elle oblige ainsi chaque joueuse à rester concentrée même quand elle ne joue pas pour surveiller les autres stratégies et réorienter la sienne si l’emplacement convoité devenait inaccessible.

Le placement d’ouvriers est une mécanique très associée aux jeux de gestion. Dans cette école de conception, les jeux doivent être éthiques (Objectif #30 : L’équité), c’est à dire proposer les mêmes chances à tous les joueurs. Et laisser le moins possible de place au hasard, c’est l’objectif #34 Compétence versus chance, avec ici un penchant très fort pour la première. Le placement d’ouvriers respecte à la lettre ces deux objectifs, ce qui explique en partie sa position de genre de référence des jeux de gestion.

Dans Viticulture comme dans beaucoup d’autres jeux de placement d’ouvriers, la joueuse peut recruter de nouveaux ouvriers en cours de partie. Elle voit ainsi le bénéfice direct de sa stratégie et a le sentiment d’être de plus en plus puissante. C’est ce que Jesse Schell nomme La progression visible (objectif #49).

Mais si le genre est aussi populaire, c’est aussi par ce qu’il permet beaucoup aux games designers eux-mêmes !

Comme on a déjà pu l’évoquer dans les épisodes précédents, le placement d’ouvriers est une mécanique qui mixent éléments matériels, règles et thématiques. Toute activité humaine semble pouvoir être retranscrite mécaniquement par l’envoi de petits bonhommes en bois au travail. C’est alors une première étape de franchie pour l’auteure de jeu, toujours à la recherche d’une bonne adéquation du thème et de la mécanique !

Le placement d’ouvriers limite son rôle à celui de sélection des actions, tout en y introduisant déjà de la thématisation, de l’accessibilité et de l’interaction, comme on vient de le voir. Mais il n’impose en rien la nature même des actions et laisse donc de la place à toutes les mécaniques parallèles imaginables. Dans Viticulture, si le placement d’ouvriers est au centre de l’action, il est secondé par le mécanisme de sélection et vieillissement du vin, par celui des travailleurs saisonniers, la construction de bâtiments, la gestion monétaire, etc. En jonglant avec les actions, Jamey Stegmaier propose plusieurs chemins vers la victoire, la promesse d’un jeu riche et très rejouable. Cette mise en scène de plusieurs trajectoires possibles c’est l’objectif #50 Le parallélisme. Mais ces chemins visent un seul but final, la récupération de points de victoire. Ce que Jesse Schell appelle La pyramide (objectif #61).

Enfin, le placement d’ouvriers est très malléable. Chaque auteur de jeu peut se saisir d’une ou plusieurs de ces caractéristiques vues dans les jeux existant et les remodeler, les tordre à sa propre envie. Dans Viticulture, Jamey Stegmayer ajoute ainsi des actions ouvertes ou fermées selon les phases du jeu, les saisons ainsi des bonus immédiats sur certains emplacements-actions. Viticulture introduit aussi les « grands » pions ouvriers qui peuvent une fois par manche être posés sur une action pourtant déjà occupée.

Le placement d’ouvriers est un genre prolifique parce que sur le fil entre son incarnation traditionnelle née il y a 10 ans et les renouvellements que peut y apporter chaque nouvelle auteure. Cette plasticité en fait un parfait terrain de jeu pour le game designer. Et comme le dit Uwe Rosenberg, l’auteur d’Agricola : « Worker placement mechanisms are [also] particularly good for game developers […]. One can learn a lot about them from the newly created games. »

Bien sûr, le placement d’ouvriers n’est pas pour autant une mécanique parfaite, on lui connaît des défauts et des détracteurs.

— Stop ! L’épisode d’aujourd’hui est déjà assez long comme ça.

— Oui oui, laissons un peu souffler les auditeurs.

Ok ok. Si vous êtes d’accord, résumons l’épisode d’aujourd’hui :

  • Le placement d’ouvriers est une mécanique dotée de nombreux points forts grâce à sa simplicité dans la mise en scène à la fois dirigiste, lisible et thématique.
  • Le placement d’ouvriers s’inscrit parfaitement dans le genre du jeu de gestion en offrant des chemins multiples, une absence de hasard et une interaction indirecte continue.
  • Cette mécanique a aussi pour elle d’imposer un rythme soutenu à la partie, avec des actions rapides que toutes les joueuses doivent surveiller.
  • Enfin cette mécanique est une fondation solide pour créer un jeu, à la fois très établie et pourtant malléable. Ceci en laissant par ailleurs toute la place possible aux autres couches mécaniques.

Voilà, c’est fini pour aujourd’hui. J’espère que ce petit tour d’horizon des bénéfices du placement d’ouvriers ne vous aura pas donné le tournis. Mettez à profit les fêtes de fin d’année pour décortiquer vos jeux de placement d’ouvriers préférés. On se retrouve dans un mois et d’ici là, jouez bien !

— Ouf, on n’est pas encore au chômage.

— Ils ne pourront bientôt plus jamais se passer de nous, fais -moi confiance.


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Il est aussi possible de réagir à ce billet via Mastodon : @acariatre@ludosphere.fr