Ludo Incognito et le placement d’ouvrier #05 : Le sort des ouvriers

Cet épisode est initialement paru dans l’épisode 103 du podcast Proxi-jeux.

Cette saison de podcast est consacrée à l’exploration en long, en large et de travers des jeux dits de placement d’ouvriers.

Dans ce cinquième épisode, il est temps de se consacrer aux protagonistes principaux : les ouvriers-eux mêmes.

Sont cités dans cet épisode :

  • Les jeux The River, Ex-Libris, Agricola, The Manhattan Project, Praetor, Chimera Station, Euphoria.

La transcription intégrale de l’épisode est ci-dessous, bonne écoute !


Bonjour les joueuses et les joueurs, c’est toujours l’Acariâtre.

Dans les derniers épisodes on a essentiellement parlé de mécaniques de jeu. Mais comme on l’a vu, le placement d’ouvriers est une mécanique qu’on ne peut pas dissocier de ses éléments matériels et thématiques. C’est donc parti pour un double épisode consacré à ces deux sujets clés.

Dans ce premier épisode, intéressons-nous aux vrais personnages principaux : ceux qu’on appelle les « ouvriers ». Exceptionnellement, j’ai proposé à Karl et Groucho de prendre quelques jours de congés. Ce que je vais évoquer ici risquerait en effet de froisser leur amour-propre…

Ayant perdu au passage ma force de travail, je vais faire simple : pas de jeu du mois, pas de lecture du mois. Mais restez quand même.

Le grand atout mécanique du placement d’ouvriers est d’incarner le potentiel d’actions des joueuses par autant d’individus à son service. Bien plus parlant et lisible que des points d’actions par exemple. Qu’ils soient réellement des ouvriers, plutôt des paysans, des vikings, des membres d’une tribu préhistorique, ou même des extraterrestres, qu’importe ! Ce sont toujours les travailleurs envoyés à la tâche par les joueuses.

Ces travailleurs sont donc le plus souvent représenté par des petits personnages en bois, communément appelés « meeples« . Pour tout savoir sur l’origine et les caractéristiques de ce meeple, je vous recommande l’épisode de l’émission Proxi-Jeux Therm’O’fromage qui lui a été consacré en avril 2018.

Même si cher à nos cœurs, il faut bien reconnaître que le meeple est la forme la plus sommaire qui soit pour représenter un individu. Une tête, deux bras, deux jambes. Point.

La forme simpliste du meeple peut cependant parfois être agrémentée d’un accessoire : un chapeau dans The River par exemple. Ou en forme de mages et de monstres dans Ex-Libris.

Parfois, à l’inverse, le pion-ouvrier est réduit à une forme plus simple encore. Dans Agricola, la référence des jeux d’ouvriers, les membres des familles paysannes sont de simples cylindres en bois. Alors même moutons, bœufs et cochons ont droit à leur « animeeple » bien plus représentatifs ! Scandale ! Dans quelques rares jeux, ce sont mêmes des pions en cartons (tokens en VO) qui peuvent être utilisées, comme dans The Manhattan Project par exemple.

Quelle que soit leur forme, les ouvriers ne sont jamais seuls. Le plus souvent, chaque joueuse en possède toute une équipe à sa couleur. Tous ses pions ouvriers sont identiques en tous points, ils sont interchangeables.

C’est là le premier dur constat de la vie de pion-ouvriers : l’ouvrier est représenté très sommairement, dans une forme standardisée. Il n’a aucune personnalité propre, pas d’identité, pas de nom, pas de sexe.

Reprenons l’exemple d’Agricola. En cours de partie, les joueuses peuvent utiliser l’action Naissance pour ajouter un nouveau pion-ouvrier à leur potentiel d’actions. On pourrait ici croire à la mise en place d’un début de narration. Mais dès le tour suivant, la joueuse serait bien incapable d’indiquer si c’est le père, la mère ou le nouveau-né qu’elle vient d’envoyer chercher du bois en ville ! Elle a placé un de ces cylindre en bois sur la case convoitée, voilà tout.

Certains jeux ouvrent tout-de-même quelques pistes. Je vous le rappelle : le placement d’ouvriers est un genre malléable, ou chaque auteure peut ajouter ses propres idées créatrices. L’un des axes de variations est la possibilité de faire évoluer les ouvriers durant la partie. Deux rapides exemples :

Dans Praetor, les ouvriers sont représentés par des dés. La valeur visible sur la face au sommet du dé indique en effet leur niveau de compétence, qui va évoluer durant la partie jusqu’à provoquer la mise à la retraite de l’ouvrier ! D’autres jeux utilisent des dés-ouvriers et permettent donc de distinguer et de faire évoluer un unique critère pour tous les ouvriers.

Dans Chimera Station, les ouvriers sont des extra-terrestres dans une station spatiale. Au fur et à mesure de la partie les joueuses vont pouvoir spécialiser leurs extra-ouvriers en leur ajoutant matériellement des bras, des tentacules, des ailes, ou même un nouveau morceau de cerveau. Là aussi, les ouvriers se distinguent donc au fur et à mesure de la partie mais restent en réalité cantonnés à leur activité utilitariste : travailler !

C’est le deuxième dur constat de la vie de pion-ouvrier : l’ouvrier ne possède pas d’histoire en propre. Quand il évolue, ce qui est déjà rare, c’est à la marge, sur un seul axe et uniquement pour devenir encore plus travailleur, sans même gagner plus.

Jamey Stegmaier, l’auteur à l’origine du jeu Viticulture dont on parlait dans l’épisode précédent, s’est un jour étonné de l’obéissance aveugle des pions ouvriers. En creusant cette idée, il a créé le jeu de placement d’ouvriers Euphoria, dans lequel les ouvriers sont représentés par dés. Dans Euphoria, la valeur du dé mesurant l’indice de « lucidité » des ouvriers. Autrement dit, la compréhension par l’ouvrier du monde dans lequel il évolue jusqu’à en discerner le mensonge et l’absurdité et finir même par fuir la partie ! Jamey Stegmaier a voulu bien faire et on tient là à ce qui ressemble plus à un libre-arbitre de pion ouvrier. Mais si l’intention est louable, la réalité nous rattrape : ce sont bien les mécaniques du jeu et les actions du joueur qui décident une fois encore du sort de l’ouvrier.

Troisième dur constat de la vie de pion-ouvrier : l’ouvrier ne décide de rien, n’est pas maître de sa destinée. Il est condamné à obéir, inlassablement, jusqu’à la fin de la partie et sa remise en boîte.

Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai préféré congédier Karl et Groucho pour cet épisode ! Le constat est rude…

Comme j’ai déjà pu le dire : le placement d’ouvriers est devenu une des mécaniques phares du jeu de gestion à l’européenne (comme disent les américains) ou à l’allemande (comme disent les européens). Même si ces notions d’école sont réductrices, le placement d’ouvriers s’impose comme l’opposé parfait du genre clé outre-Atlantique qu’on appelle « Ameri-trash« .

Les différences sont frappantes. Les protagonistes de l’Ameri-trash sont des héroïnes et héros, représentés le plus souvent par des figurines. Ces figurines sont des figures valorisantes par leur représentation et toutes uniques. Chaque personnage possède un nom, un sexe, une histoire. Chaque personnage est aussi déterminé par tout un lot de caractéristiques propres, héritées du jeu de rôle et qui évoluent au cours de partie : force, intelligence, endurance, etc. De plus, la joueuse manipule ces héroïnes mais ne les contrôle jamais tout à fait. Le hasard, mis en scène par les dés, vient déjouer les stratégies huilées. L’héroïne échappe au moins un peu au diktat. Enfin, l’histoire qui se joue au sein de la partie lui donne le premier rôle, dont elle sortira grandie. L’héroïne du jeu de figurines ne va pas couper du bois en forêt ou construire une étable pour son couple de moutons, elle pourfend les gnomes, dévalise le potentat local et sauve le prince en détresse. Que voilà de hauts faits dont sont rendus bien incapables les ouvriers européens.

On savait déjà que les genres du jeu de gestion et de l’Ameri-trash s’opposaient dans leur intention : histoire et rebondissements d’un côté / contrôle et comptes d’apothicaire de l’autre. Mais le partage des rôles qu’ils donnent aux personnages principaux est encore plus frappant et presque révoltant. Que penser en effet d’un genre de jeux qui fasse aussi peu de cas des personnages qu’il met en scène ?

Il faut se rendre à l’évidence. Les ouvriers du placement d’ouvriers ne sont pas des personnages. Matérialisés sommairement de bois comme les autres ressources du jeu de gestion, ils sont ramenés à leur unique utilité immédiate : ce sont des ressources à forme humaine. À forme seulement. Et ainsi déshumanisés, ils facilitent le détachement de la joueuse, ils font volontairement obstacle à l’immersion. Plus simple moralement de manipuler des jetons de bois que d’envoyer tour après tour Jacques et Micheline au turbin.

Je vous laisse y réfléchir d’ici le prochain épisode ! Pour synthétiser déjà celui-ci, le placement d’ouvriers réduit les ouvriers à un pauvre ingrédient mécanique et matériel :

  • représentés très sommairement ;
  • sans identité propre ;
  • sans évolution et sans histoire ;
  • voués à obéir ;
  • complètement secondaire dans l’intrigue.

Vous voyez, comme il est temps, de déclencher une révolution du placement d’ouvriers !

Dans le prochain épisode, on parlera donc plus en détail des thématiques abordées par le placement d’ouvriers, du rôle des joueuses dans cette narration et des idéologies à l’œuvre.
D’ici là, jouez-bien mais avec une pointe de remord pour le sort de nos meeples.


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Il est aussi possible de réagir à ce billet via Mastodon : @acariatre@ludosphere.fr