Ludo Incognito et le placement d’ouvrier #08 : Émotions et sensations du genre

Cet épisode est initialement paru dans l’épisode 106 du podcast Proxi-jeux.

Cette saison de podcast est consacrée à l’exploration en long, en large et de travers des jeux dits de placement d’ouvriers.

Après 7 épisodes à parler des jeux, il était temps de revenir à l’essentiel : les joueuses elles-mêmes et leur ressenti ! Quelles émotions et sensations procurent les jeux de placement d’ouvriers ?

Sont cités dans cet épisode :

La transcription intégrale de l’épisode est ci-dessous, bonne écoute !


Bonjour les joueuses et bonjour les joueurs,

Vous vous souvenez, c’est moi l’acariâtre, celui qui radote depuis 6 mois sur sa seule marotte : le placement d’ouvriers ! Depuis la rentrée de septembre j’ai divagué sur ces aspects mécaniques, son matériel, ses thèmes, sa notoriété. J’ai même donné la parole aux ouvriers eux-mêmes quand ils n’ont pas tout simplement décidé de la prendre, n’est-ce pas Karl et Groucho ?

— Euh, oui boss, désolé boss.

— Grmph…

Cependant, il reste un grand oublié dans cette exploration du placement d’ouvriers : c’est VOUS ! Vous les joueuses !

Les études du jeu ont la fâcheuse tendance de se consacrer en priorité à ce qui est visible, tangible, manipulable et mesurable : le jeu lui-même, son matériel, ses règles, ses récits. On parle de « game studies« . Mais si on ne s’intéresse qu’à cela, on oublie ce qui fait l’originalité du jeu par rapport à d’autres pratiques. Pour comprendre le jeu, il faut tout autant sinon plus s’intéresser à l’expérience du jeu et à ce qu’il provoque chez ses pratiquantes. On parle alors de « play studies« .

Revenons en effet à ce qui motive jeu. Pourquoi joue-t-on ? Que cherchent et trouvent les joueuses dans le jeu qu’elles ne trouvent pas ailleurs ? Et plus précisément dans notre cas, que procurent les jeux de gestion et le placement d’ouvriers ?

Le jeu est une activité avec normalement peu d’incidences sur la vie pratique. Jouer est pourtant un choix volontaire qui demande un certain investissement en temps et en argent. Si on s’y adonne, ce n’est pas pour rien. En fait, vous le savez bien : à travers le jeu, les joueuses cherchent à vivre une expérience intéressante et plaisante. Elles cherchent à vivre des émotions particulières.

Les émotions sont un objet peu facile à cerner. Il n’en existe pas une définition précise et aucun consensus scientifique autour d’une liste complète et définitive des émotions humains. Il existe en revanche de nombreux cadres théoriques plus ou moins proches et plus ou moins limités. On peut par exemple citer Paul Ekman qui en 1972 identifie 6 émotions principales facilement identifiables :

  • La tristesse ;
  • La joie ;
  • La colère ;
  • La peur ;
  • Le dégoût ;
  • La surprise.

En 1990, il y ajoute 10 émotions toutes fraîches pour compléter cette liste :

  • L’amusement ;
  • La satisfaction ;
  • La gêne ;
  • L’excitation ;
  • La culpabilité ;
  • La fierté dans la réussite ;
  • Le soulagement ;
  • Le plaisir sensoriel ;
  • La honte et enfin le mépris.

On peut retrouver la majorité ces émotions dans une partie de jeu de société, à une échelle plus ou moins prononcée. Les émotions positives comme la joie, l’amusement, la surprise, l’excitation, la satisfaction, et la fierté dans la réussite sont souvent visibles autour de la table et sont celles plus particulièrement recherchées par les joueuses. Le plaisir sensoriel y trouve également toute sa place même si certains sens comme le goût et l’odorat sont un peu délaissés par le jeu de société.

Le jeu n’est pas une expérience entièrement contrôlée par ses pratiquantes : la tristesse et la colère peuvent parfois apparaître mais se font plus rares et moins attendues. La peur, le dégoût, la gêne, la culpabilité, la honte et le mépris sont en revanche très peu présentes dans le jeu de société même si rien ne l’interdit. De plus, même si les joueuses ne sont pas masochistes, les émotions négatives peuvent enrichir et renforcer l’expérience ludique. De nouvelles catégories de jeux de plus en plus mâtures et aventureux nous y entraînent tout doucement. Le jeu vidéo, pour l’exemple, s’est emparé de l’ensemble du registre émotionnel avec une inventivité bluffante.

Ces émotions ne sont pas propres au jeu mais le jeu en déclenche certaines plus que ne le ferait d’autres pratiques. La fierté dans la réussite par exemple est un moteur de beaucoup de jeux et de sports et bien peu visible dans d’autres formes d’art. Malgré tout, ces émotions génériques ne semblent pas évoquer toute la richesse vécue du jeu.

Tentez d’observer une partie d’Agricola. Telle joueuse affiche un sourire en coin en plaçant précisément son pion sur le lieu qu’elle sait nécessaire à son adversaire. Telle autre change de stratégie à chaque tour avec un empressement comique. Cette troisième semble complètement perdue dans le jeu, sourde à tout ce qui l’entoure.

Les études autour du jeu ont donc tenté d’introduire des nomenclatures d’émotions plus adaptées à l’analyse du jeu. Le cadre théorique le plus souvent cité et le MDA qui signifie Mechanics / Dynamics / Aesthetics. Dans l’article paru en 2004, les auteurs Robin Hunicke, Marc LeBlanc et Robert Zubek postulent que les créatrices de jeux ne manipulent pas directement les joueuses. Le processus se réalise en fait en 3 étapes :

  1. Les créatrices sont les artisans de l’objet jeu : elles en décident ses composants et ses règles, les actions que les joueuses peuvent réaliser sont ainsi encadrées.
  2. Les joueuses adoptent des « dynamiques » de jeu à partir de l’imbrication des mécaniques et de leurs propres réactions et décisions.
  3. Enfin ces dynamiques font ressentir provoquent chez elles des émotions (esthétiques au sens très large).

Pour les 3 auteurs, les autrices de jeux ne contrôlent pas directement les sensations produites par le jeu. Tout au plus peuvent-elles tenter d’influencer certaines plus que d’autres en construisant un cadre de jeu qui s’y prête.

Les auteurs de l’article sur le Modèle MDA identifie 8 types de fun suscités fréquemment par le jeu, sans prétendre d’ailleurs que cette liste soit exhaustive :

  • La sensation qui se rapproche du plaisir sensoriel déjà cité ;
  • L’imaginaire ;
  • Le récit ;
  • Le challenge qui se rapproche de la fierté de la réussite ;
  • Le social ;
  • La découverte ;
  • L’expression ;
  • L’abandon dans le jeu (les auteurs parlent de soumission).

Les types de sensations citées par le MDA se situent sur un autre registre que les émotions génériques citées plus tôt et semblent bien plus adaptées aux expériences ludiques. Elles introduisent plusieurs notions plus complexes et bien plus intéressantes à observer :

  • Tout d’abord : l’histoire racontée par le jeu, son univers au sens large ;
  • Ensuite : les relations qui se créent entre les joueuses, cette interaction sociale qui donne son nom au « jeu de société » en français ;
  • Plus spécifique encore : les modes d’expression des joueuses à travers le jeu ;
  • Enfin : l’idée que le jeu est un espace protégé dans lequel on peut s’évader temporairement et le plaisir que ce refuge procure.

En jouant à un jeu de placement d’ouvriers, une joueuse peut par exemple vouloir assouvir son besoin de compétition, partager une expérience sociale avec ses partenaires de jeu, découvrir de nouvelles règles et tenter une nouvelle stratégie ou tout simplement occuper son cerveau à compter des futurs points de victoire. En revanche, le désir d’imaginaire et de narration ainsi ou le besoin de s’exprimer se ne trouvent pas leur place dans le très sérieux jeu de gestion. D’autres catégories de jeu seront plus propices à ces sensations comme le jeu de rôle par exemple

Pour mieux cerner les émotions et sensations provoquées plus particulièrement par les jeux de placement d’ouvriers, il n’y a en réalité pas d’autres moyens que d’interroger les joueuses elles-mêmes pendant qu’elles y jouent. Je ne dispose malheureusement pas des moyens nécessaires à une enquête poussée sur le sujet mais un jour, qui sait ?

En attendant, la société Quantic Foundry s’intéresse justement aux motivations des joueuses. Elle interroge pour cela des dizaines de milliers de joueuses et a conçu un cadre théorique de leurs motivations. Ses experts identifient 6 motivations principales :

  • L’action ;
  • Le social ;
  • La maîtrise ;
  • La réussite ;
  • L’immersion ;
  • La créativité ;

On retrouve bien sûr sous une autre forme les sensations déjà citées. Le cadre théorique proposé par Quantic Foundry va plus loin en distinguant parmi ces 6 motivations 3 paires plus particulièrement associées :

  • L’action et le social qui génèrent une excitation franche et immédiate. Ce sont les ressorts des jeux de figurine et des jeux d’ambiance.
  • La maîtrise et la réussite, qui provoquent un plaisir plus froid et contrôlé, plus dilué dans le temps. Vous ne serez pas surprise d’apprendre que les jeux de gestion comme le placement d’ouvrier s’inscrivent très pleinement dans cette deuxième catégorie, celle du plaisir du contrôle !
  • L’immersion et la créativité qui invitent à l’évasion. On pense ici aux jeux à scénario ou aux jeux de communication par exemple.

Cette typologie est bien sûr réductrice et chaque joueuse fait varier ses appétits ludiques en fonction des occasions, chaque jeu peut puiser dans tout la palette des émotions. Mais en identifiant des attentes émotionnelles bien catégorisée de la sorte, Quantic Foundry explique cette frilosité des créateurs de jeu de gestion à introduire du hasard ou une interaction trop frontale. Cela risque tout simplement de ne pas correspondre au registre émotionnel attendu par le profil de joueuses visé.

La question est là : Est-ce que ces attentes cloisonnées sont susceptibles d’être doucement remises en cause pour permettre à des jeux plus originaux et étonnants d’émerger ? Du placement d’ouvriers avec du hasard insolent ou avec un jeu de communication en son sein. Je ne sais pas mais je l’espère. Malheureusement, les premières tentatives en la matière risquent de désarçonner trop violemment les motivations habituelles des joueuses. Et pourtant, dans le même temps, les récentes transformations du jeu de rôle et le jeu vidéo indépendant semblent nous montrer qu’il est possible de modifier en profondeur la palette émotionnelle de nos jeux. Restons donc attentifs et bienveillants envers les objets ludiques non identifiés qui bouleversent nos a priori.

La typologie des motivations et l’enquête menée auprès des joueuses permet à Quantic Foundry de catégoriser et regrouper les jeux sous l’angle de l’expérience ludique. Le service vendu aux éditeurs de jeux est bien sûr de mieux cerner les attentes du public et les jeux dont se rapprocher ou s’éloigner.

Sans aller jusque cela, vous pouvez ranger désormais votre ludothèque non plus en fonction de la durée de partie, du nombre de joueurs ou des mécaniques de jeu (ou même de couleurs de boîte ça s’est vu), mais en termes d’émotions recherchées. Il vous sera ainsi plus simple d’attraper la boîte qui correspond à votre appétit ludique de l’instant : la soif du contrôle ou le besoin de libérer votre créativité ?

Ce qu’on peut retenir de cet épisode :

Pour analyser le jeu, on ne peut pas faire l’impasse sur les émotions qu’il suscite.

  • Les émotions sont en effet ce qui est recherché dans la pratique du jeu.
  • Le jeu favorise un certain type d’émotions essentiellement positives, sociales et personnelles.
  • Le jeu peut cependant s’enrichir en tentant de provoquer des émotions différentes même si les tentatives sont encore rares.
  • Il n’existe pas de nomenclature universelle des émotions mais on peut s’appuyer sur des cadres théoriques reconnus comme le MDA ou le profil Quantic Foundry.
  • Chaque jeu peut ainsi être analysé en fonction des émotions qu’il favorise et chaque profil de joueuse en fonction des émotions qu’elle recherche.
  • Le placement d’ouvriers, lui est à ranger dans les jeux qui encouragent plus particulièrement les émotions froides et contrôlées.

Au passage, je tenais à remercier à vous recommander le blog de Xavier Lardy, auteur de jeu et professeur de game design, qui propose ses traductions en français de cours et d’articles phares traitant de la conception des jeux. Merci beaucoup à lui, c’est une mine d’or !

On se retrouve le mois prochain et d’ici là cultivez vos émotions ludiques !


5 réponses à “Ludo Incognito et le placement d’ouvrier #08 : Émotions et sensations du genre”

  1. Monsieur Schiappa dit :

    Merci pour vos podcasts, sincèrement, et tout particulièrement pour le #72 que j’ai trouvé excellent. J’ai toutefois un petit commentaire à vous confier. Moi aussi, j‘aime bien faire les choses correctement, être bienveillant et respectueux. Moi aussi, j‘ai en haute estime femmes et hommes, sans distinction. Mais pourquoi aller sciemment à l‘encontre des règles grammaticales les plus élémentaires ? Et pourquoi s‘adresser à un public que l’on sait majoritairement masculin en évoquant sans cesse „les joueuses“ ? C‘est pour le moins bizarre, inutile, une sorte d‘étendard translucide.

    • acariatre dit :

      Bonjour Monsieur Schiappa.
      Merci pour votre commentaire et vos encouragements !
      Pour répondre à votre question, vous n’êtes tout simplement pas dans ma cible principale : je vise en effet avant tout les joueuses de jeux de société. Je ne peux malheureusement pas m’adresser à tout le monde sans alourdir mon propos et j’en suis désolé. Mais vous êtes, bien entendu, tout à fait libre de l’écouter malgré tout !

  2. Monsieur Schiappa dit :

    Dans ce cas, je vous souhaite une excellente continuation. Faîtes toutefois attention, il vous arrive (rarement) par inadvertance de glisser un „les joueurs“. On ne se refait pas, mais il serait dommage de froisser votre cible.

    • Monsieur de Gouges dit :

      Heureusement les joueuses ne se sentent pas froissées et ne viennent pas se plaindre dans les commentaires quand elles entendent un nom qui ne correspont pas à leur genre.

  3. Monsieur Schiappa dit :

    Vous êtes un livre ouvert pour moi, j‘attendais cette réponse et insinuation de votre part. Me croire froissé est accorder une bien grande importance à vos malheureuses formulations. J‘essayais juste, vainement (je vous le concède), de vous faire posément comprendre que la discrimination „positive“ est une forme de discrimination.

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