La mauvaise humeur de l’Acariâtre #03 : Monopoly est un bon jeu

Cet épisode est initialement paru dans l’épisode 113 du podcast Proxi-jeux en janvier 2020.

Cette année, j’en ai marre. Alors quand on m’offre une tribune podcastique, je libère mon fiel sans attendre.

Le sujet de son emportement ce mois-ci : la condescendance des joueurs pour les jeux les plus vendus (Monopoly, Uno et consorts)

La transcription intégrale de l’épisode est ci-dessous, bonne écoute !


Au programme de cet épisode : top des ventes, qu’est-ce qu’un bon jeu, timide œnologie et chacun sa route


Janvier oblige, on découvre et commente le palmarès des ventes de l’année précédente. Les jeux les plus vendus en France en 2019 ? Blanc-Manger-Coco, Monopoly, Uno. Soit Un plagiat bas-du-front et deux antiquités infiniment barbantes. Ça fait bondir. Que ces « produits », à peine qualifiables de « jeux » à nos yeux, soient encore commercialisés en 2020 est déjà étonnant. Mais qu’ils soient les plus achetés, ça révolte. Une injure à la qualité et diversité des productions ludiques actuelles !

Déçu et en colère, il est facile, trop facile de pointer du doigt le coupable idéal : le français moyen, inculte de la chose ludique, incapable de voir plus loin que le bout de ses petites habitudes pantouflardes.

Attention, on vire snob.

Au centre de cette vive réaction, une question cruciale.

Qu’est-ce qu’un bon jeu ?

Une question difficile. Une question indépassable. Quoi que puisse prétendre les connaisseurs, il n’existe pas de réponse universelle à cette question.

Un bon jeu n’est après tout qu’un jeu qui fait ce qu’on attend de lui. Et cette attente est variable. Absolument variable.

Variable selon les moments. Le bon jeu du réveillon en famille n’est pas le bon jeu du dimanche matin avec ses neveux et nièces qui n’est lui-même pas le bon jeu du vendredi soir entre amis après quelques verres ou celui de l’après-midi au club du jeu local.

Variable selon les habitudes. Il y a cinq ans, ce joueur passionné ne jurait que par les jeux calculatoires mais depuis peu, il se surprends à apprécier davantage un petit jeu malin et taquin. Sur les réseaux, il s’excuse auprès de ses pairs de céder parfois à des « plaisirs coupables ». Des jeux jugés indignes de son statut de joueur averti. Mais coupables de quoi au juste ? Sinon d’apprécier un jeu pour ce qu’il est.

Soyons sérieux. La pratique du jeu est une pratique socialement située. On ne nait pas joueur, on le devient. On ne choisit pas son profil de joueur, il nous est avant tout dicté par notre contexte social. La famille, les amis, les relations, la société font de nous les joueurs que nous sommes. Jouer se transmet. Jouer s’apprend. Jouer est une compétence, ou plutôt une somme compétences. Pour chacune pratique ludique, il faut découvrir, apprivoiser, apprendre, maîtriser. Aucun joueur n’est d’ailleurs un joueur averti dans tous les domaines ludiques. Wargames, jeux abstraits, jeux de rôles, jeux de gestion, jeux d’ambiance, il en manque forcément à votre palmarès.

Pour nous qui avons érigé le jeu au rang de passion, cette expertise est tellement acquise qu’on oublie qu’elle n’est ni innée, ni évidente, ni partagée par tous. Loin de là.

Pour la majorité des gens pourtant, le jeu est un continent mystérieux. Une Luda Incognita. Sans expérience de jeu, une boutique spécialisée et son avalanche de boîtes inconnues est un territoire dangereux. Affronter le vendeur, son enthousiasme et son jargon fiévreux, une épreuve. Lire une règle, un exercice douloureux. Pas que les non-joueurs soient plus bêtes que les autres. Mais seulement moins joueurs, moins formés, moins accompagnés à ce pan culturel.

Je dois vous avouer quelque chose. Un petit aparté. Je suis hermétique à l’œnologie. Ses pratiquants me semblent à la fois détenteurs d’un savoir que je ne maitriserai jamais et un peu ridicules de faire tant de cas d’un jus de fruit fermenté. Je vous laisse imaginer les sentiments qui m’animent quand je mets les pieds dans une cave à vins… Tentant de faire bonne figure mais ne comprenant qu’une miette. Sachant d’avance que je loupe la majeure partie de ce qui fait le sel de l’expérience pour les connaisseurs. Frustré et craintif de ne pas me sentir à ma place. Pressé de quitter les lieux en fait car ils ne me ressemblent pas et ne sont pas accueillants pour moi.

Je suis sûr que vous avez vous-même des domaines où vous êtes l’inculte de service. La musique classique ou le hard-métal, les débuts du cinéma ou les mangas. Quelle considération avez-vous pour le passionné de ce domaine qui vous met de force un disque dans les mains, ne vous laissant pas d’autre choix que de l’écouter et de l’apprécier parce que « ça c’est de la vraie musique ».

Pour nous le jeu est un rituel sacré, un continent à explorer sans relâche, avec application, avec dévotion.

Mais pour d’autres, le jeu n’est qu’un prétexte. Il est surtout là pour susciter un moment ensemble. En fait, il n’est pas le centre de l’expérience. Pourquoi lui consacrer une importance qu’il n’a pas ? On ne cherche dans ce cas-là pas un jeu mais un objet qui rassemble. Le jeu connu, référencé, directement accessible à tous, rassurant. Pas le jeu qui nous fasse vivre une extase ludique ou qui repousse les limites du médium. On économisera nos efforts pour autre chose que pour apprendre un nouveau jeu.

En fustigeant les jeux faciles ou dépassés, nous les joueurs passionnés tombons dans le piège de l’autosatisfaction. Nous critiquons la masse de nos contemporains pour nous en extraire. Nous plaçant du côté des sachants. Nous faisons du jeu une religion avec ses adeptes fiers d’eux-mêmes et convaincus de leur salut. Et les mécréants, coupables de tous les maux. Dont la survie du Monopoly, pourtant contraire à toute foi ludique.

Le palmarès des ventes de jeux de société est un constat triste pour le passionné car il montre que la majorité de nos contemporains passe à côté d’un loisir qui nous ravit. Que dans un domaine concurrentiel, les mêmes marques installées depuis toujours raflent la majeure partie des bénéfices. Au détriment de la variété, des petits éditeurs, des projets innovants, des pépites pour connaisseurs.

Pourtant, je pense sincèrement que les acheteurs de Monopoly ne sont pas à blâmer dans l’affaire. Le Monopoly est un bon jeu. Selon ce qu’on veut en faire, selon le temps qu’on veut y consacrer. Le Uno est un bon jeu. N’y voyez pas blasphème. Pour le dire autrement, notre expérience ludique, notre expertise du jeu ne nous donnent en réalité aucun droit de définir ce qui est un bon jeu pour les autres.

Alors que faire ? En tant que passionnés, on ne peut qu’essayer d’évangéliser autour de nous. Amener des gens à découvrir la richesse du jeu de société, les aider à élargir leur horizon de plaisirs ludiques. Mais sans forcer personne et sans mépriser non plus. Pas de croisade, pas de conversion imposée. On peut très bien vivre sans avoir goûter au jeu de société moderne. Ça parait fou mais c’est possible, je vous assure !

Alors jouez-bien mais en toute modestie !


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