Émotions du jeu #01 – La frustration

Cet épisode est initialement paru dans l’épisode 119 du podcast Proxi-jeux en septembre 2020.

Chaque mois, je tente d’examiner sous toutes les coutures une émotion provoquée par le jeu. Ce mois-ci : la frustration !

Pourquoi est-elle aussi présente dans le jeu ? Est-elle positive ou négative ? Comment concevoir des jeux avec juste ce qu’il faut de frustration ? C’est parti.

À lire sur le sujet :

La transcription intégrale de l’épisode est ci-dessous, bonne écoute !


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Salut les joueuses et salut les joueurs, c’est l’Acariâtre au micro.

Pour cette quatrième année de Ludo Incognito, vous commencez à avoir l’habitude : je vous propose un nouveau format de chronique avec, chaque mois, une épisode consacré à une des émotions procurées par le jeu de société.

On commence tout de suite avec le premier épisode consacré à La Frustration !

Pourquoi est-elle aussi présente dans le jeu ? Est-elle positive ou négative ? Comment concevoir des jeux avec juste ce qu’il faut de frustration ? Autant de questions auxquelles je vais tenter de répondre ici. Accrochez-vous, c’est parti !

Introduction

Posez la question à une joueuse, elle dira pratiquer le jeu pour y trouver du plaisir. Quand on joue, on recherche surtout de la satisfaction, de la joie, du fun.

La frustration semble à l’opposé de tout cela. C’est une émotion perçue comme négative. Mais la frustration est pourtant un ingrédient tout aussi essentiel du jeu. Je vais tenter de vous en convaincre dans cette chronique.

Premier argument, d’autorité celui-ci : Bruno Cathala, célèbre auteur de jeu de société, a consacré un article sur son blog en l’honneur de la frustration. Car pour lui, il s’agit bien, je cite, d’un “carburant, présent et indispensable à l’équilibre de bien des jeux”. Et rien que ça.

Vocabulaire

Mais avant d’aller plus loin, un petit tour par le dictionnaire :

La frustration, par définition, c’est le sentiment qu’on éprouve lorsque la situation nous échappe, lorsque le tour pris par les événements n’est pas celui qu’on escomptait ou pour le dire encore autrement lorsqu’on perd le contrôle sur ce qui nous arrive.

En jeu

Vous voyez le lien avec le jeu, non ?

Le jeu place très régulièrement les joueuses dans des conditions où elles n’ont pas le contrôle complet sur ce qu’il se passe. Mettons nous en situation :

À Agricola, il me manque encore un fois un seul petit bois pour construire le foyer qui me serait très utile. Et là, Madeleine pose son ouvrière sur la case bois juste mon nez. Comme par hasard. Bon, tant pis je peux récupérer le jeton première joueuse. Mais c’est aussi le moment ou jamais de récolter les légumes. Je ne peux pourtant pas tout faire. Argh, ce jeu me rend fou.

À Decrypto, Théodore, mon partenaire de jeu, ne comprend rien à mes savantes allusions. À vrai dire, pour cette dernière manche, j’ai joué vraiment trop tordu cette fois c’était de ma faute. Et Augustin fanfaronne déjà de l’autre côté de la table. Il m‘agace quand il fait ça !

Au Molky, ça fait deux fois de suite que je rate mon tir. Plus la partie avance, plus je m’énerve et moins je suis précis. Dernière fois que je joue à un jeu d’adresse !

Ces trois courts exemples de moments de jeu, sentent le vécu non ? Ils montrent en tout cas à quelle point la frustration est présente dans nos parties. Ils prouvent aussi que la frustration est une émotion riche qui insuffle de la vie dans le jeu mais peut aussi sonner la mort du plaisir ludique. Essayons d’y voir plus clair.

Essence du jeu

Pourquoi le jeu est-il autant affaire de frustration ? On ne peut pas définir exactement ce qu’est le jeu mais on en connaît quelques ingrédients récurrents. Pour faire un jeu de société il faut des règles et des choix. Des contraintes et de la liberté ! Et de l’incertitude pour épicer le tout. Et puis aussi d’autres joueuses.

Choix

Le choix est d’après moi un ingrédient essentiel du média ludique. Un jeu où la joueuse ne ferait que suivre un scénario écrit à l’avance la transformerait en simple spectatrice. Un intérêt ludique nul.. La bataille quoi.

Le jeu permet donc des choix et ces choix impliquent par nature une forme de frustration. “Choisir c’est renoncer” comme dit le proverbe et choisir c’est aussi parier sur le futur. Sans savoir exactement ce qu’il adviendra réellement. Frustrant !

Même dans les jeux les plus calculatoires, impossible de connaître à l’avance les conséquences de ces choix : à cause de la part d’aléatoire du jeu et des actions à venir des autres participantes. On n’imagine pas un jeu ou le score serait établi avant de commencer la partie.

C’est assez paradoxal quand on y pense. En forçant la joueuse à faire des choix, le jeu lui retire plus du contrôle qu’il lui en donne. Ce qui revient, par définition, à la frustrer.

Compétences

Par ailleurs, le jeu demande des compétences. On a tendance à l’oublier mais il faut savoir comprendre la règle, faire des calculs, estimer des probabilités, viser juste, rester concentré, etc. etc. Quand on est confronté à un jeu qui nous demande des compétences trop importantes, on doit admettre ses limites et, une fois de plus, avouer sa perte du contrôle. Une autre source importante de frustration !

Interaction

Enfin le jeu de société implique la présence d’autres joueuses. Que ça soit en compétition ou en coopération, le contrôle total du jeu nous échappe. Nous finissons frustrés dans la défaite ou face à une collaboration défaillante.

Avantages

Le choix, les compétences et l’interaction remplissent le jeu de frustration. Et pourtant on continue à jouer… Est-ce que la frustration serait bonne pour le jeu ?

Déjà si un jeu n’entraîne aucune forme de frustration, c’est qu’il propose une expérience lisse, sans choix fort et sans surprise et ne risque pas de vous faire vibrer. Donc vouloir retirer à tout prix toute forme de frustration au jeu semble une bien mauvaise idée.

En revanche, la frustration, bien dosée, est un moteur puissant. Associée à des dilemmes cornéliens elle rend les décisions plus engageantes et leurs résultats plus sensationnels. Aucune décision n’est plus prise à la légère ou sans réfléchir. Avant chaque choix on se prend à espérer le meilleur ou craindre le pire. Cette frustration en amont du choix donne toute sa saveur au moment du choix lui-même. Tout est encore possible même si ce n’est pas possible de tout faire

Autre argument favorable, la rejouabilité. Un peu frustrée par sa dernière partie échouée à très peu, la joueuse décide de retenter l’expérience. Pour enfin vaincre les échecs successifs et remporter une partie de Ghost stories ! Ou pour rendre la monnaie de sa pièce à Gustave qui vient de gagner d’un malheureux petit point à Terraforming Mars.

De la même manière, cette bonne frustration invite la joueuse à se dépasser. Pour passer d’une légère frustration à une grande satisfaction, ce qui est quand même plus plaisant, avouez-le. C’est donc un moteur de progression et d’apprentissage.

Vive la frustration, on en redemande.

Inconvénients

Mais attention. Cette frustration doit être très bien dosée. Si la frustration devient l’émotion principale du jeu, c’est la fin du plaisir ludique.

À trop forte dose, la frustration entraîne de l’agacement voir de la colère. Une partie perdue sur un jeu de dé après de trois heures de calculs savants fait perdre son calme au plus doux des joueurs. Car en un instant, le contrôle vient de lui échapper de la manière la plus brutale possible.

Si la frustration devient trop importante, la joueuse peut à l’inverse décider de se désengager du jeu pour ne pas la subir. Il suffit pour elle d’arrêter de se prendre au jeu pour qu’immédiatement les enjeux soient revus à la baisse. Elle devient spectatrice du jeu, ne lui accorde plus aucune importance. Ce n’est qu’un jeu après tout. Le plaisir ludique s’est évaporé en même temps que la frustration.

Il faut donc que le jeu propose le bon niveau de frustration, ni trop, ni trop peu. Le juste équilibre pour engager sans dégoûter.

Et comme le rappelle Bruno Cathala, ce niveau idéal de frustration est différent pour chaque joueuse et même pour chaque situation de jeu. En fonction du public visé, l’autrice de jeu doit tenter de bien calibrer le degré de frustration attendue. Pas assez de frustration, le jeu ne suscite rien. Trop de frustration tue le plaisir. Exercice périlleux.

Mécaniques

Pour générer de la bonne frustration et éviter la mauvaise, l’autrice de jeu dispose de plusieurs astuces mécaniques dans sa boîte à outils.

Limitations

Bruno Cathala par exemple propose systématiquement dans ces jeux des choix qui associent toujours un effet bénéfique à un effet néfaste. Dans King Domino, je peux choisir une tuile puissante mais je serai le dernier à choisir au tour suivant. Je ne peux jamais être pleinement satisfait. De là à dire que l’auteur de jeu aime torturer ses joueuses, il n’y a qu’un pas.

La plupart des jeux compétitifs génèrent de la frustration en proposant des ressources limitées. Dans le placement d’ouvriers, une action choisie par une joueuse devient indisponible pour les autres. Si c’est celle dont vous avez besoin maintenant, vous être très frustré. Heureusement en proposant beaucoup d’actions et plusieurs chemins vers la victoire, l’autrice de jeu ménage votre frustration et évite ainsi de vous perdre.

Equilibrage

L’équilibrage est aussi source de frustration. Beaucoup d’autrices de jeu de gestion équilibrent leur jeu de manière à ce qu’il manque toujours une minuscule ressource pour accomplir l’action espérée ou pour que la partie s’emporte à quelques points d’écart. Le calcul est simple :Si je perds loin derrière, ma frustration est trop vive pour me donner envie de retenter une partie. Si je roule sur le jeu et mes adversaires, j’ai prouvé ce que je valais et je n’ai plus rien à apprendre de ce jeu. Enfin si je perds la partie à quelques points, là j’ai envie de prendre ma revanche. Mais attention : si un jeu est trop équilibré, que toutes les actions se valent, on a vite l’impression que la victoire s’obtient par hasard et c’est rédhibitoire.

Aléatoire

Le hasard, d’ailleurs, est bien sûr une façon évidente de refuser le contrôle aux joueuses. Et ainsi de les secouer un peu, de les faire réagir. Ces deux éclosions successives à Pandémie les font hurler de dépit, elles se souviendront de cette partie. Mais mal dosé, le hasard est vite perçu comme un gros défaut du jeu.

Interaction

En organisant les interactions entre les joueuses, l’autrice apporte des sources de frustration. Permettre par exemple à une participante de venir détruire une carte sur votre plateau de jeu va vous faire grincer des dents et vous acharnez à vous venger. Favoriser les attaques directes et les trahisons est un moteur d’engagement. À condition ici aussi que les joueuses ne trouvent pas le tout trop punitif et s’en lassent.

Promesse

Enfin, l’autrice de jeu doit bien sélectionner les niveaux de compétences à l’œuvre dans son jeu. La boîte de jeu et son positionnement marketing doivent être claires sur les efforts demandés aux joueuses et les échecs qu’elles risquent de vivre. Sous peine d’être plus frustrant que plaisant. C’est l’intérêt des dénominations commerciales et des gammes. Je n’attends pas le même niveau de frustration d’un Stefan Feld ou d’un Roberto Fraga, d’un eurogame ou d’un jeu familial +, d’un Blue Orange ou d’un Splotter.

Conclusions

J’espère vous avoir convaincu que la frustration est le pendant essentiel du plaisir ludique. Jouer c’est choisir, perdre le contrôle, courir le risque d’être frustré.

La frustration est une émotion visible dans toutes les formes narratives mais aucun média ne permet autant de variation et de force dans la frustration. Car le jeu rend les joueuses engagées à la poursuite d’un résultat personnel et échouer ou risquer d’échouer, c’est très frustrant.

Impossible de jouer sans accepter implicitement cette sensation de frustration. Si jamais vous ne savez pas la gérer, vous serez qualifié de “mauvais joueur”. Celui qui ne sait pas contrôler sa frustration, celui qui ne sait pas jouer.

Les game designers ne doivent pas combattre la frustration inhérentes à leurs jeux mais plutôt la contrôler, pour accrocher la joueuse et lui faire vivre des émotions fortes. À doser précautionneusement en fonction du public visé bien sûr.

Je ne suis pas sûr que le jeu soit un bon outil pédagogique pour apprendre ses tables de multiplication ou les déclinaisons latines. Mais je suis certain qu’il est un bon exercice de gestion de sa soif de contrôle et de sa frustration !

On se retrouve donc le moins prochain pour discuter d’une autre émotion ludique. D’ici là jouez bien et restez zen, au moins en apparence.


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