Émotions du jeu #03 – La surprise

Cet épisode est initialement paru dans l’épisode 121 du podcast Proxi-jeux en novembre 2020.

Chaque mois, l’Acariâtre tente d’examiner sous toutes les coutures une émotion provoquée par le jeu. Ce mois-ci : la surprise !

Ouvrez votre nouvelle boîte de jeux et celui-ci s’offre à vous, sans pudeur et sans mystère. Le matériel est visible, les règles lisibles, tout est là sous vos yeux. La partie n’est pas encore jouée et vous savez déjà tout du jeu ou presque. Quelle place reste-t-il pour vous surprendre ?

Ce n’est bien sûr pas si simple. La variété du jeu de société cache de nombreuses formes de surprise.

La transcription intégrale de l’épisode est ci-dessous, bonne écoute !


Annonce

Salut les joueuses et salut les joueurs, c’est l’Acariâtre au micro.

Dans cette chronique, je décortique chaque mois une émotion provoquée par le jeu de société.

Pour ce troisième épisode, on va, attention tenez-vous prêts, parler de la… Surprise !

Est-elle rare ou fréquente dans le jeu de société ? Attendue ou rejetée par les joueuses ? Quels moyens pour la provoquer ?

utant de questions auxquelles je vais tenter de répondre ici. Accrochez-vous.

Introduction

Ouvrez votre nouvelle boîte de jeux et celui s’offre à vous, sans pudeur et sans mystère. Le matériel est visible, les règles lisibles, tout est là sous vos yeux. La partie n’est pas encore jouée et vous savez déjà tout du jeu ou presque. Quelle place reste-t-il pour vous surprendre ?

Ce n’est bien sûr pas si simple. La variété du jeu de société cache de nombreuses formes de surprise. Pour votre plus grand plaisir.

Vocabulaire

Mais avant d’aller plus loin, de quoi parle-t-on exactement ?

De la sensation de surprise ! La surprise découle d’un événement inattendu, non anticipé. J’avais prévu quelque chose et c’est tout autre chose qui se produit.

La surprise est la première réaction, vive, à cet inattendu. Une réaction instinctive qui précède le jugement entre une bonne ou une mauvaise surprise.Ce qui m’intéresse ici, c’est la vraie surprise, celle qui fait sursauter et s’exclamer. Pas d’un léger haussement de sourcil étonné ou d’un sourire amusé.

Exemples du jeu

Quel rapport avec le jeu ?

Vous connaissez le topo. On commence par quelques exemples :

À Secret Hitler, je n’ai pas du tout vu venir la trahison de Philippe. Je ne le savais pas si manipulateur ! Il maintenait son innocence avec temps d’aplomb. Je vais me méfier de tout ce qu’il dit désormais.

À la belote, Marie-Françoise n’en revient pas. En vingt ans de pratique, c’est la première fois qu’une joueuses a les huit atouts dans sa main. Et il a fallu que ça tombe sur elle.Elle en a les mains toutes tremblantes.

À Pandemic Legacy, je tombe de ma chaise. Si j’avais cru que le BIIP finirait par BIIP le BIIP sans autre BIIP.

Ces courts exemples de moments de jeu, sentent le vécu non ? Ils montrent en tout cas que le jeu de société n’est pas dénué de surprise. Essayons d’y voir plus clair

Essence du jeu

Le jeu de société est un continent à lui tout seul, avec ses genres, ses courants et une variété infinie.

On y trouve par exemple les jeux à scénario, où les autrices peuvent s’amuser à nous surprendre, comme elles le feraient avec les rebondissements du script d’un film ou la trame d’un roman. On y reviendra.

Mais dans la majorité des cas, le jeu de société est lisible comme un livre ouvert. Avant même d’y avoir joué, les joueuses en ont manipulé tout le matériel. Elles ont lu ou se sont fait expliquer toutes les règles. Elles ont donc cerné le type de jeu, son fonctionnement.

Bien sûr, il reste de l’incertitude. On ne sait pas encore qui va gagner. Ni même si le jeu sera apprécié à la hauteur de ce que les règles promettent. Mais il va être difficile pour le jeu de provoquer une énorme surprise, une révélation tonitruante qui obligerait à reconsidérer tout ce qui vient d’être joué.

C’est différent dans le jeu vidéo, où le code reste invisible aux joueuses et permet aux créatrices de garder des atouts, des surprises dans leur manche. C’est différent aussi dans un scénario de film ou de roman qui ne se dévoile que petit bout par petit bout et peut ménager des retournements de situation inattendus.

C’est même une force du jeu de société : il propose un cadre dont les règles sont explicites. Il y a un plaisir confortable à agir dans un espace préservé des surprises en tout genre, maîtrisé de bout en bout. Un plaisir qui s’accentue au fil des parties du même jeu. Ça ronronne et c’est très bien comme ça. La joueuse est en terrain connu, pour ne pas dire en contrôle.

Avantages

Pourtant la surprise est une émotion très intéressante.

Le premier avantage de la surprise est de capter l’attention. L’esprit humain est programmé pour consacrer plus de capacité cérébrale à ce qui est nouveau, pour pouvoir y réagir le plus efficacement possible. Provoquer de petites ou grosses surprises pendant la partie permet d’éviter que les joueuses s’ennuient et finissent par s’endormir.

La surprise est surtout une émotion très forte, instinctive. Pic d’adrénaline, concentration maximale. Cette intensité émotionnelle rend le moment mémorable ! Repensez à vos souvenirs de jeux de société les plus marquants. Il y a de grande chance qu’ils soient liés à une grosse surprise.

Et bien sûr, la surprise est donc un argument marketing. Car la surprise rend la partie unique, mémorable et fait donc du temps joué un temps précieux. Pas comme les innombrables et répétitives parties de tarot du temps jadis. La joueuse moderne veut du sensationnel, du nerveux et pas des jeux-charentaises dont on recommence 100 fois la même partie avec les mêmes enjeux.

Risques

Mais la surprise n’est pas simple à manier parce qu’il ne faut pas trop en dire pour ne pas gâcher la… surprise. Et le simple fait de dire qu’il faut s’attendre à des surprises en trahit déjà le principe.

La surprise a aussi ses propres revers. Si la promesse était trop forte, les joueuses risquent de déchanter devant une révélation qui fait pschitt…

Surtout, trop de surprises tue la surprise. Un scénario aux rebondissements incessants finit par lasser les joueuses et perdre toute crédibilité.

Comme pour chaque émotion, la surprise gagne à faire partie de la palette d’un jeu mais doit être finement dosée et ne pas écraser les autres émotions, plus douces ou plus lentes à distiller.

Mécaniques

Pour générer de la surprise, l’autrice de jeu dispose de plusieurs astuces mécaniques dans sa boîte à outils.

L’aléatoire

Le hasard est un premier générateur évident de surprise. L’esprit humain n’est pas spécialement doué face aux probabilités et on peut le surprendre en jouant avec les statistiques. On oublie ainsi facilement que l’improbable reste possible. Pas parce que je viens de faire 3 fois 6 d’affilée, que le 6 ne sortira pas cette fois.

Le problème déjà évoqué de l’aléatoire c’est qu’il dépossède les joueuses du contrôle sur le jeu et, ça, elles ne l’apprécient qu’à petite dose. De plus, les véritables surprises par ce biais, sont improbables donc trop rares pour être le sel du jeu. Une péripétie bonus tout au plus.

Les règles évolutives

En parlant de la surprise, je ne pouvais pas passer sous silence l’une des révolutions récentes du jeu de société : le mode “Legacy”. Créé par Rob Daviau et repris et détourné maintes fois depuis, il consiste en particulier à faire évoluer les règles au fur et à mesure des parties.

Dans le legacy “pur jus”, cette évolution est de plus irréversible car les décisions des joueuses affectent définitivement le matériel de jeu. La tendance actuelle des autrices et éditrices semble plutôt se diriger vers un mode “soft-legacy” (pardonnez-moi cet anglicisme) : on abandonne la modification définitive du matériel pour ne retenir que l’évolution des règles et la persistance des décisions d’une partie à l’autre.

Dans les deux variantes, ce format réintroduit de la vraie surprise dans les jeux de gestion. Le matériel et la règle ne sont plus complètement connus à l’avance. Avec le plaisir simple d’ouvrir à chaque étape l’enveloppe ou la boîte qui révélera les prochaines évolutions du système de jeu.

Les surprises peuvent également être apportées par les joueuses elles-mêmes :

Les nouvelles stratégies

Même sur un jeu qui compte des milliards de parties jouées comme les échecs, il est toujours possible de créer de nouvelles stratégies jusque-là insoupçonnées et de surprendre ainsi son adversaire et la communauté des joueuses.

Pour favoriser cela, la créatrice de jeu peut essayer de créer un système de jeu qui permet des stratégies nombreuses et renouvelées. Plus facile à dire qu’à faire.

Une possibilité est de proposer un contenu riche. C’est la mécanique des jeux de cartes qui par la profusion des effets permettent une très grande variété d’approches et les découvertes tardives du “combo qui tue”.

Et pour renouveler les surprises, ce contenu peut lui-même évoluer. C’est tout le principe des jeux de cartes à collectionner. Avec là aussi le plaisir de la “boîte à surprises” sous forme de booster de cartes.

Les effets combinés

Une autre possibilité est de tenter de créer un “jeu système”, dont les éléments interagissent naturellement entre eux et peuvent être combinés d’une manière que les créatrices du jeu elles-mêmes n’avaient pas anticipé. Ce qu’on peut qualifier de “game play émergent”. Mais cela est beaucoup plus adapté au jeu vidéo qu’au jeu de société. Difficile en effet de modéliser la richesse des interactions nécessaires dans un jeu de société.

Surprise sociale

Le caractère multijoueur du jeu de société est aussi un générateur de surprise. Les participantes du jeu peuvent agir d’une manière qui n’était pas du tout prévue. On peut décider de jouer en dépit du bon sens ou des convenances pour tenter autre chose ou exercer sa liberté. À la grande surprise des partenaires de jeu dont les habitudes sont perturbées.

Mensonges et dissimulations

Enfin, tous les jeux qui font appel au mensonge ou la dissimulation permettent aux joueuses de se surprendre. Ainsi les jeux à rôle caché favorisent les révélations surprenantes et les exclamations qui s’en suivent.

Les jeux à twist

En parlant de mensonge, le film à twist est un genre en soi du cinéma. En une scène, le sujet ou même le genre du film bascule.

Le jeu de société à twist existe. Dans une chronique précédente, j’avais par exemple évoqué l’exemple du jeu Train (Brenda Brathwaite), dont le sujet ne se révèle qu’à la fin de la partie. Mais c’est rare et pas du tout adapté à la commercialisation.

Les OLNI

Enfin, il est aussi possible de créer un jeu semblable à nul autre, qui bouscule les conventions ludiques. Un “OLNI” comme on les appelle. Ce qu’a pu le faire récemment Wolfang Warsh avec The Mind, tellement différent des jeux connus qu’il est nécessaire d’y jouer pour le comprendre.

Dans ces jeux surprenants, la transmission orale du jeu de société prend tout son sens. L’une des joueuses qui elle connaît le fond du jeu le fait découvrir aux autres en ménageant la surprise et en savourant les réactions.

Conclusion

Cette chronique est, sans surprise, un peu foutraque et mélange des aspects bien différents de la surprise d’une partie de jeux.

J’espère cependant vous avoir démontré que malgré son caractère très explicite et transparent sur son fonctionnement, le jeu de société peut parvenir, à sa manière, à susciter des surprises.

D’ailleurs, deux tendances fortes du jeu de société, le jeu à scénario et le jeu à règles évolutives, sont avant tout des tentatives de réintroduction de la surprise. Des jeux qu’on peut spoiler !

Cette émotion intense, très adaptée aux tendances de notre monde, ne doit cependant pas faire de l’ombre aux émotions dans la durée.

Personnellement, je suis impatient de découvrir des jeux réellement surprenants, qui ne sont pas ce qu’ils prétendent, qui nous font croire quelque chose pour mieux bousculer nos habitudes et nos idées préconçues sur le jeu de société. Mais sans doute faut-il s’éloigner des circuits commerciaux pour cela ?

On se retrouve le mois prochain pour décortiquer une autre émotion provoquée par le jeu de société. D’ici là jouez bien !


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