Émotions du jeu #04 – L’auto-satisfaction

Cet épisode est initialement paru dans l’épisode 122 du podcast Proxi-jeux en décembre 2020.

Chaque mois, l’Acariâtre tente d’examiner sous toutes les coutures une émotion provoquée par le jeu. Ce mois-ci : l’auto-satisfaction !

La victoire sur les autres est-elle la seule source de satisfaction du jeu ? Pourquoi peut-on être fière de sa partie même si on a perdu ? Quels mécanismes favorisent cette auto-satisfaction ?

La transcription intégrale de l’épisode est ci-dessous, bonne écoute !


Annonce

Salut les joueuses et salut les joueurs, c’est l’Acariâtre au micro.

Dans cette chronique, je décortique chaque mois une émotion provoquée par le jeu de société.

Pour ce quatrième épisode, comme on n’est jamais mieux vanté que par soi-même, on va parler de… l’auto-satisfaction. Un domaine dans lequel j’excelle, vous n’en doutiez pas !

Que recherche-t-on dans le jeu ? Comment contenter au mieux les joueuses ? Peut-on être fière de sa partie même si on a perdu ?

Autant de questions auxquelles je vais tenter de répondre ici. Accrochez-vous, c’est parti.

Introduction

Le jeu est une activité ou la joueuse s’engage pleinement. Elle y met du cœur et de la compétence. En retour, elle en attend du fun, du plaisir. Mais qu’est-ce qu’on entend par là exactement ? Cela ne tient-il qu’au plaisir de vaincre ses adversaires ?

Heureusement non, le jeu de société rengorge d’autres moyens que la compétition pour rendre la joueuse fière et heureuse de sa partie de jeu. Visite guidée !

Vocabulaire

Mais avant d’aller plus loin, de quoi parle-t-on exactement ?

De la sensation d’auto-satisfaction ! Je vous avoue que j’ai beaucoup tourné autour de cette appellation. On pourrait en effet aussi parler de contentement, de fierté, d’accomplissement.

Dans tous les cas, il s’agit d’une satisfaction de soi-même, de ses actions et de son temps de jeu. J’ai particulièrement en tête, ce moment à la fin de la partie, où la joueuse s’écarte de la table, embrasse des yeux son plateau personnel et pousse un soupir de satisfaction, un sourire jusqu’aux oreilles. « On en refait une ? ».

Exemples du jeu

Quel rapport avec le jeu ?

Vous connaissez le topo. On commence par quelques exemples :

À Patchwork, mon dernier polyonimo s’insère parfaitement dans l’espace laissé vide sur mon plateau. Contempler ce pavage parfait me remplit d’aise. Rhââ Lovely !

À Pandemic, nous venons de trouver le dernier vaccin alors qu’il ne restait que quelques cartes dans la pioche. Un grand sourire aux lèvres, on se tape dans les mains bruyamment !

À Cartographers, j’ai lamentablement perdu mais je ne me résous pas à ranger ou jeter ma feuille-carte. Elle reste là devant moi.

Essence du jeu

Le leurre de la victoire

Évacuons tout de suite les sujets qui fâchent. La compétition dans les jeux de société, je la vois personnellement comme un leurre :

La victoire (et donc la défaite des autres participantes) est bien l’objectif officiel et nécessaire du jeu compétitif. Mais pour moi c’est un objectif en trompe-l’œil, le lièvre qui fait courir les joueurs. Au cinéma, on parlerait de « MacGuffin », la quête qui met en mouvement les personnages mais dont la réalité concrète importe peu. Ce qui compte, ce sont les interactions qu’il provoque. Pas besoin de connaître le contenu de la valise de Pulp Fiction pour suivre avec attention et émotion les aventures de ceux qui la cherchent.

C’est à mes yeux la même chose pour le jeu. On cherche à gagner mais on ne joue pas que pour gagner. Si c’était le principal motif du jeu ça serait bien triste. Et aussi bien frustrant parce qu’on perd mathématiquement bien plus de fois qu’on ne gagne.

Donc, je ne parlerai pas ici de l’auto-satisfaction d’avoir triompher de ses adversaires. Et na !

Heureusement, pour nous et pour cette chronique, le jeu de société propose bien d’autres façons de faire plaisir et satisfaire les joueuses.

Compétences et apprentissage

Comme souvent évoqué, le jeu est affaire de compétences. Dans la théorie développée par Ralph Koster dans son livre Theory of fun, il fait même de l’apprentissage le vrai ressort du jeu, la motivation naturelle et évolutionniste de la joueuse. L’activation du circuit du plaisir comme récompense d’une nouvelle compétence la source du fun. Autrement dit, on prend du plaisir dans le jeu parce qu’on y apprend.

Même dans un jeu constitué uniquement de hasard, la joueuse conserve une perception d’agentivité, de contrôle sur les actions de jeu et de prouesse personnelle. Si la chance lui sourit, c’est qu’elle l’a mérité, qu’elle est l’élu des dieux grâce à ses actions ou sa personne.

Vu sous cette angle, toute partie de jeux est un effort et une progression personnelle de la joueuse. Un mérite dont elle peut être fière.

Mécaniques

Concrètement, comment un jeu procure-t-il de l’auto-satisfaction ? Quels principes les créatrices de jeu peuvent-elles mettre en œuvre pour accentuer cette sensation.

Je vais essayer cette fois de ne pas faire la liste de toutes les mécaniques de jeu qui procurent de l’auto-satisfaction mais plutôt d’en retenir quelques exemples.

Agentivité

Pour qu’il y ait auto-satisfaction il faut déjà que la joueuse moderne ait la certitude que la partie est le résultat de ses propres actions. Il ne faut donc surtout pas que le hasard semble avoir dicté la résolution.

Plus il y a de choix et plus l’impact de ceux-ci semble primordial, plus le sentiment de réussite personnelle sera fort.

Progression

Une première façon de rendre heureuse la joueuse est de lui démontrer concrètement sa progression.

On aime les bonnes notes et les compliments, on aime être flattés. Le jeu de société peut facilement incarner cette progression dans la compétence, ce dépassement par étape des obstacles dressés par le jeu. Par exemple : les niveaux franchis par un personnage, l’échelle de score en temps réel, une carte qui dit « Bravo ! », une figurine d’ennemi enlevée du plateau.

C’est aussi en rendant les actions elles-mêmes des joueuses de plus en plus fortes. Les faibles effets des premiers tours sont maintenant des sorts qui ravagent la moitié du plateau et des adversaires. C’est le principe des jeux à moteurs comme Wingspan par exemple.

Le jeu vidéo raffole aussi de cette trajectoire héroïque ou le personnage incarné par la joueuse passe de bleusaille maladroite à sauveur du monde en quelques dizaines d’heures.

C’est dans ce cas une auto-satisfaction continue pendant la partie, par petite touches successives, obstacle après obstacle, challenge après challenge, pour maintenir le plaisir sur la durée.

Juicy game

Dans le jeu vidéo, on peut augmenter le plaisir du circuit de la récompense en accentuant les effets visibles des actions des joueurs. Un petit coup d’épée se transforme en déluge de sang, un sort magique fait trembler l’écran et grogner les haut-parleurs. Visuel et son se mêlent pour que les actions de la joueuse soient décuplées.

Dans le jeu de société, c’est beaucoup moins évident à réaliser mais on peut s’en approcher. Les jeux « à combo » provoquent ces effets en cascade très jouissifs. Le matériel de jeu peut aussi participer à la mise en scène de la puissance des joueuses : une énorme figurine à déplacer, une roue à tourner qui met en branle tout le plateau, une action de jeu qui vide le plateau central, etc.

Tableau final

Une autre façon de rendre heureuse la joueuse est de lui faire constater à la fin de la partie tout ce qu’elle a accompli durant celle-ci. Comme le résultat tangible de sa performance.

D’ailleurs, comme je suis d’humeur généreuse, je vais vous donner la recette pour faire un jeu « familial + » à la mode, gagner le Spiel des Jahres et en vendre des palettes :

  1. Il faut commencer par imaginer le tableau que chaque joueuse aura devant elle à la fin de la partie. Ça peut-être un royaume en dominos, une mosaïque de pièces de tissu ou de carrelage, un vitrail, vous voyez le topo.
  2. Ensuite vous mettez toutes les pièces au centre de la table. Reste à trouver une petite règle inédite pour que les joueuses sélectionnent une pièce parmi toutes celles disponibles avant de la placer dans leur tableau personnel. À vous de bosser un peu, je ne vais pas tout faire.
  3. On ajoute le calcul du score. Des points par collections de pièces, un ou deux bonus pour des configurations particulières.
  4. Et voilà c’est tout. L’interaction naît du choix des pièces et de la surveillance des tableaux des autres joueuses.
  5. N’oubliez pas de me remercier dans les règles et dans tous vos discours et interviews suite au succès du jeu.
  6. Bon sauf si cette année-là sort un jeu où il faut faire deviner des mots d’une manière encore inédite. En sifflant, en le mimant avec ses orteils ou avec des ombres chinoises. Qu’est-ce que j’en sais après tout ?

Plus sérieusement, l’avantage de ces jeux est que, victoire ou non, la construction du « tableau » concrétise matériellement et esthétiquement la progression de la partie. Que la victoire soit au rendez-vous ou non, toutes les joueuses ont construit quelque chose et peuvent en être fières.

Vous remarquerez que dans ces jeux, l’interaction n’est présente que sur la sélection initiale des pièces. Pour garantir l’auto-satisfaction douce et éviter la confrontation, le tableau de chaque joueuse est « propriété privée”, préservée de toute intrusion extérieure. Si une autre joueuse pouvait venir chambouler le parfait ordonnancement, cela ruinerait immédiatement le sentiment de contrôle et d’accomplissement personnel. Ça viendrait en quelque sorte noircir le tableau.

Documentation de la performance de jeu

Un autre genre de jeu très en vogue a un fonctionnement en réalité très proche. Ce sont bien sûr les Roll & Write.

On retrouve là aussi le plaisir de voir se concrétiser le résultat final au fur et à mesure de la partie, sous forme d’une feuille à cocher ou griffonner cette fois.

Dans un Roll & Write, la performance de chaque joueuse est définitivement inscrite sur la feuille de papier. La partie est terminée mais son résultat sera toujours visible. En quelque sorte, la joueuse documente elle-même sa performance de jeu. Le score final étant la note reçue pour cet examen ludique.

On retrouve cette même inscription de la performance dans les feuilles de score de beaucoup d’autres types de jeux (rebonjour Wingspan, ça va depuis le temps ?).

Si on recule encore un peu, on retrouve cette documentation de la prouesse ludique dans une pratique récurrente des joueuses passionnées : les statistiques de partie. En tenant à jour le nombre de parties, le temps passé, le nombre de jeux différents dans l’application BGGStat ou autre, la joueuse tient le compte précis de son activité et de ses compétences. Et de la même manière qu’à la fin d’une partie, elle peut, quand l’envie lui prend, consulter ses indicateurs de performance pour lâcher le soupir d’aise qui accompagne le sentiment du devoir accompli. « Encore 492 parties cette année »

Cette pratique est d’ailleurs désormais encouragée par les créatrices de jeu qui proposent des « succès » à remporter au fil des parties (comme dans Scythe). Une pratique très répandue dans le jeu vidéo.

Dis comme ça, la joueuse semble plus proche d’une étudiante ou d’un travailleur, cherchant à progresser et mesurer sa progression. Mais n’est-ce pas justement là que se cache la motivation et le plaisir ludique ? L’accomplissement personnel, concrétisé et ainsi dûment constaté. Mais contrairement aux études ou au travail, dans le cadre d’une activité librement choisie ! Et ça change tout…

Conclusions

Jouer au jeu de société peut rendre fier de soi-même, auto-satisfait. C’est même un des principaux moteurs du plaisir ludique, j’espère vous en avoir convaincu.

L’avantage du jeu est que la joueuse reste maîtresse des enjeux de la partie. Elle peut se satisfaire d’une défaite et relativiser une progression laborieuse. Sans que cela ne retire à la l‘énorme satisfaction de la prochaine partie gagnée.

Les mécanismes de l’apprentissage, le circuit de la récompense sont ainsi une façon d’expliquer ce qui nous pousse à jouer et ce qui nous rend heureux de le faire.

Même si parfois ça transforme le jeu en examen ludique ou la note finale est la seule trace qui subsiste de la partie, une fois celle-ci terminée.

On se retrouve le mois prochain pour parler d’une autre émotion sociéto-ludique, d’ici là, jouez bien et… n’oubliez pas de le noter le dans BGGStat.


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