La grande ordonnatrice

On vous dérange ?

Il y a quelques jours, nous avons joué aux Cités perdues. Après la partie, vient le rangement. Par habitude, avant de replacer la paquet de cartes, je me surprends à le mélanger. Pour que le jeu soit prêt à sortir pour la prochaine fois.

Autrement dit, pour ranger, je dérange. En mélangeant les cartes, je réintroduis le désordre nécessaire pour jouer.

Mélange du genre

L’inverse est tout aussi vrai. En jouant aux Cités perdues, on range de fait le jeu. D’un paquet de cartes aléatoirement disposées, nous créons des séries cohérentes, par couleur et par ordre de valeur.

Lost Cities, Le duel des ordonnatrices

Ce mouvement n’est pas réservé à ce seul opus. Dans beaucoup de jeux de société, une majorité peut-être, les joueuses par leurs actions remettent de l’ordre dans le chaos initial de la partie. Les jeux de collection, les jeux de placement de tuiles, les jeux à tableaux reviennent à se servir dans le pèle-mêle des éléments de jeu pour les ordonnancer de la manière la plus cohérente possible.

Non seulement, cela revient à positionner et ordonner les éléments de jeux mais ça revient aussi à les remettre à la place qui leur revient, à les rendre à leur fonction originale. Cette carte de 7 Wonders n’est rien dans son paquet. Elle devient effective, performante quand je la pose dans ma cité. Elle devient rouage de ma mécanique, parfaitement arrangée, parfaitement huilée.

Plus cruel encore, un autre rangement s’opère pendant une partie des jeux. Celui des joueuses entre elles. À l’issue du jeu, il n’y aura plus les adversaires mais une première, victorieuse, une deuxième au score, une troisième et ainsi de suite. Le jeu aboutit au classement du matériel et des participantes.

L’horreur du vide

Une théorie de la musique veut que ce qui rend une mélodie entraînante n’est pas, comme on pourrait le croire, la régularité de son rythme mais, au contraire, son irrégularité. Irrégularité qu’on appelle en musique « syncope ». En déplaçant le temps fort de son emplacement naturel, la syncope crée un vide, une attente. Pour compenser, le danseur réintroduit le rythme par son propre mouvement. Il reprend ainsi le contrôle sur le tempo.

Cette façon d’envisager le rythme me parait particulièrement instructive. En effet, dans cette approche, le danseur occupe une place centrale de la musique : il est moteur, ou au moins réparateur, du rythme. Par ailleurs, cela valorise le déséquilibre originel, la syncope, l’arythmie qui par son seul décalage déclenche le mouvement.

Néguentropie

Voila peut-être un moteur du jeu. Non seulement il répond à la soif de contrôle des joueuses. Mais il satisfait aussi leur envie de rangement. Dans un univers qui engendre naturellement le désordre, qui désorganise matière et choses, jouer permet de remettre en ordre.

Jouer revient ainsi à lutter, à sa toute petite échelle, contre l’entropie naturelle du monde. Rapprochant ainsi le jeu de la définition même de la vie vue par le prisme de la thermodynamique : une tentative d’organisation du désordre spontané.

Navré pour le dérangement

Les conceptrices de jeu savent en jouer en proposant toujours d’autres façons de remettre de l’ordre. Des grilles, des séries, des emplacements, des combinaisons, servez-vous mais dans le bon ordre ! Des mosaïques, des paysages, des vitraux, des pavages de polyominos.

Le tableau final ainsi constitué ne procure pas que la satisfaction d’une construction personnelle, il incarne aussi une stabilité retrouvée.

Cette félicité du bel ordonnancement n’est malheureusement que de courte durée. Car aussitôt la partie terminée, il faut ranger donc déranger, volontairement désordonner, détruire pour mieux reconstruire. Jusqu’à la prochaine partie.


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