Émotions du jeu #09 – La puissance

Cet épisode est initialement paru dans l’épisode 127 du podcast Proxi-jeux en mai 2021.

Chaque mois, l’Acariâtre tente d’examiner sous toutes les coutures une émotion provoquée par le jeu. Ce mois-ci, on révèle au grand jour un sentiment dont on a pourtant un peu honte, dont on ne se vante pas : on va parler de la PUISSANCE !!!

Pourquoi le jeu est-il toujours une histoire de domination ? Comment susciter un déferlement de puissance avec quelques pauvres morceaux de carton ? Accrochez-vous, c’est parti.

La transcription intégrale de l’épisode est ci-dessous, bonne écoute !


Annonce

Salut les joueuses et salut les joueurs, c’est l’Acariâtre au micro.

Dans cette chronique, je décortique chaque mois une émotion provoquée par le jeu de société.

Pour ce neuvième épisode, on va parler du SENTIMENT DE PUISSANCE, la volonté d’exercer son pouvoir sur les choses et les autres.

Pourquoi le jeu est-il toujours une histoire de domination ? Comment susciter un déferlement de puissance avec quelques pauvres morceaux de carton ?

Autant de questions auxquelles je vais tenter de répondre ici. Accrochez-vous, c’est parti.

Vocabulaire

Mais avant d’aller plus loin, de quoi parle-t-on exactement ?

Du sentiment de puissance. La sensation d’influencer fortement le déroulement du jeu. D’être soudainement capable de tout réaliser, d’écraser les obstacles et vaincre ses adversaires. Une vitalité soudaine, une osmose avec le jeu. Inarrêtable !

Le terme « Puissance » peut sembler très guerrier mais ce n’est pas la seule dimension possible. Je veux surtout parler d’une grande capacité d’action. Action qui peut être personnelle, coopérative ou compétitive, j’y reviens par la suite.

Je parlerai donc de “Puissance”, faute de mieux, et pour se rapprocher du terme anglais utilisé en game design : « Power fantasy« .

Exemples de jeux

Comme chaque mois, quelques exemples que j’espère éclairants :

À Conan, il est temps d’affronter le scorpion géant. Il ne m’impressionne pas, malgré sa taille imposante. Je suis Conan après tout et j’ai une hache à deux mains !

À Res Arcana, au premier tour de jeu, je collecte une seule ressource. Mais grâce à mon artefact transmutateur, ce nombre augmente exponentiellement et en manche 4 ce ne sont pas moins de 20 ressources que je ramasse en une seule fois. Une véritable pluie de denrées, à faire pâlir mes adversaires.

Au Poker, deuxième fois d’affilée que je remporte le pot. Et cette manche-ci est bien partie pour être du même tonneau. Tapis !

Ça sent le vécu, non ?

Essence du jeu

Mais pourquoi le sentiment de puissance est-il un ingrédient souvent convoqué par le jeu ?

On joue pour s’échapper de la réalité, pour vivre d’autres vies. On joue aussi pour retrouver le contrôle qui nous échappe dans la vie quotidienne. L’issue du jeu est incertaine mais les aléas sont heureusement encadrés par les règles du jeu. Les mauvaises surprises restent légères. Pour le dire autrement, le jeu est une mise en danger mais consentie et contrôlée par la joueuse.

La joueuse décide de ses actions de jeu, qui vont idéalement lui permette de triompher du jeu et de ses adversaires. SI tout se passe bien, elle se sent alors complètement en contrôle.

Poussée plus loin, cette sensation de contrôle devient sensation de puissance, de surcapacité, jubilatoire.

Limites du jeu de société

Pourtant, le jeu de société paraît naturellement peu propice à de tels déchaînements de puissance. À première vue, c’est presque la forme de jeu la moins adaptée à ce sentiment.

Le jeu vidéo, par exemple, a, pour lui, la surenchère sensorielle. La joueuse déplace son pouce d’un millimètre, bien dosé, sur sa manette et déclenche alors un torrent de bruit, de lumière et de mouvement sur l’écran. Impressionnant.

Le jeu de rôle, lui, donne une immense liberté donnée aux joueuses. La capacité d’agir comme bon le semble ou presque, de tenter les choses les plus folles ou saugrenues. La puissance passe ici par la capacité à influencer à la fois l’univers du jeu mais aussi les actions mises en œuvre dans le cadre du jeu.

Le wargame, quant à lui, déploie son grand terrain de jeu, ses armées gigantesques qui obéissent au doigt et à l’œil, ses affrontements dantesques qui écrasent l’adversaire.

Mais le jeu de société, lui…, dispose de morceaux de carton imprimés et des règles figées. Votre héros mesure deux centimètres, son royaume tient sur deux feuilles A4.

À première vue donc, le jeu de société n’est pas le média le plus adapté pour faire ressentir de la puissance aux joueuses.

Mécaniques et autres ingrédients

Pourtant, cette chronique ne s’arrête pas là, vous vous en doutez.

À sa manière, le jeu de société parvient aussi à faire vivre un sentiment de puissance à ses joueuses. Voici quelques manières pour y parvenir :

Thématique et rôle

La première dimension est, bien sûr, celle du thème. Dans les jeux de société qui disposent d’un thème, on propose presque toujours à la joueuse un rôle qui lui confère contrôle et puissance sur l’univers : super-héroïne, guerrière ou capitaine d’industrie. VOUS êtes aux commandes. VOUS ordonnez, VOUS régissez.

Quitte à s’immerger dans un cercle imaginaire, pourquoi se contenter de petites choses ? Autant se doter de pouvoirs surnaturels, de capacités propres à sauver le monde ou d’un budget équivalent à celui d’un petit pays.

Dans le jeu de gestion c’est en effet plus feutré mais il s’agit tout autant de diriger, de plier les ressources humaines ou matérielles à sa volonté pour accomplir ce qu’on veut leur faire faire. Jamais on n’incarne le sous-fifre, seulement capable de faire ce qu’autrui lui ordonne, car où serait le jeu ?

Angle de vue

D’ailleurs, je disais tout à l’heure que le territoire représenté dans le jeu de société est riquiqui, pour des raisons matérielles évidentes de place disponible sur la table. Mais, paradoxalement, cette disposition participe en réalité au sentiment de puissance.

Car dans le jeu de société, la joueuse à un angle de vue omniscient sur le terrain de jeu. Elle voit tout. D’un seul coup d’œil elle embrasse un monde, un pays, une usine. Dans le jeu vidéo, on parle de jeu et d’angle « god-like », un point de vue de Déesse omnisciente.

Dans le jeu de société, la différence d’échelle fait de la joueuse une autorité, une divinité même, encore une fois toute-puissante.

Matériel

Si le jeu de société peut difficilement déclencher des feux d’artifice de son et de lumière, il dispose d’un atout unique : son matériel de jeu.

À son échelle, le matériel peut susciter un sentiment de puissance. Les jeux de figurine font du dernier boss le plus imposant et le plus lourd qui ébranle la table lorsqu’on le déplace. Dans Conan, on lance des brouettes de dés. Dans Res Arcana les lieux de puissance (!) sont des cartes de plus grande taille et les engager, même si ce n’est qu’un quart de tour pour la carte, est déjà une action matériellement plus imposante à l’échelle du jeu.

Progression

Autre moyen : la montée en… puissance. Beaucoup de jeux de société organisent une progression des capacités de la joueuse. Les jeux à moteurs, les pouvoirs et compétences acquises en cours de partie rendent ses actions de plus en plus fortes et influentes sur le déroulement du jeu.

Cela se concrétise mathématiquement et matériellement. Au premier tour j’inflige un point de dégât aux ennemis, mais au dernier dix d’un coup. Au premier tour je collecte une ressource mais au dernier vingt d’un coup. Cet emballement donne des ailes à la joueuse. Si on ne l’arrête pas, elle crèvera bientôt le ciel.

Cascade

Les jeux à combo provoquent aussi ce sentiment de puissance : tels des dominos, une petite action en suscite une autre puis une autre et les autres joueuses vous contemplent jongler avec vos capacités, accablées d’avance face au résultat final.

Victoire

Enfin bien sûr, affronter et surtout vaincre les obstacles du jeu participent beaucoup à cette sensation. C’est particulièrement vrai dans le jeu compétitif ou la victoire contre d’autres humains donne, au moins temporairement, un sentiment de supériorité.

Mais dans le jeu coopératif, on peut aussi jubiler d’avoir dominé le jeu, d’avoir su déjouer ses pièges.

J’ai mis à l’épreuve mes capacités et j’ai triomphé. C’est jouissif non ?

Plus dure sera la chute

Mais attention, le jeu échappe en réalité à un contrôle total par la joueuse, bien heureusement. Tout l’intérêt du jeu est de jouer avec les émotions de la joueuse et de la faire se sentir puissante un instant pour mieux lui couper les ailes le suivant. Plus fort aura été la sensation d’invincibilité, plus dure sera la frustration du retour à la réalité.

C’est donc à doser avec précaution : si la partie finit sur une sensation d’impuissance, le ressenti face au jeu risque d’être négatif.

Conclusions

Même après tous ces exemples, je peux comprendre que vous ne soyez toujours pas convaincu par la réalité ou la place centrale de cette sensation dans l’expérience ludique. Peut-être, au contraire, voyez-vous le jeu de société comme un loisir feutré, courtois, où le gagnant s’excuse presque d’avoir volé la victoire. Peut-être que votre personnalité ou vos manières ne s’accordent pas avec ce sentiment.

Cela peut bien sûr être le cas. On peut tout à fait ne pas rechercher cette sensation et préférer les jeux sages et tout en retenue. Où chacun travaille sereinement dans son coin son petit lopin de jeu. Sans chercher à vaincre quiconque. Tranquille satisfaction. Difficile par exemple dans un Patchwork de se voir pousser des ailes.

Mais pourtant, croyez-moi, il n’y a jamais bien loin de la légère satisfaction à la jubilation de puissance.

Le jeu est un terrain de domination, entre les joueuses, entre la joueuse et le jeu. Une domination temporaire, contrôlée, socialement acceptée et sans danger. La sensation de puissance en découle naturellement.

Et il ne faut pas y voir mal. Le jeu est au contraire un lieu parfait pour se sentir parfois plus grande, plus forte et plus invincible qu’on ne l’est réellement. Profitez-en !

On se retrouve le mois prochain pour parler de… jeux de société, d’ici là, jouez bien… mais n’oubliez pas, « une grande puissance… implique de grandes responsabilités ».


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