Émotions du jeu #10 – Le contrôle (conclusion)

Cet épisode est initialement paru dans l’épisode 128 du podcast Proxi-jeux en juin 2021.

Cette saison, l’Acariâtre a tenté de décortiquer neuf émotions provoquées par le jeu de société. Pour ce dernier épisode de Ludo Incognito en forme d’épisogue, d’épilode, d’épilogue, il tente de vous convaincre qu’au centre des émotions fortes du jeu de société se cache une et seule chose : le contrôle !

La transcription intégrale de l’épisode est ci-dessous, bonne écoute !


Annonce

Salut les joueuses et salut les joueurs, c’est l’Acariâtre au micro.

Cette saison, j’ai décortiqué avec vous une série d’émotions provoquées par le jeu de société.

Pour ce dixième et dernier épisode, il est temps de conclure : c’est donc un épisode épilogue. Ou, si j’osais, un épilode. Ou un épisogue. En fait non c’est bien un épisode épilogue.

Il est temps que ça s’arrête.

Synthèse

Reprenons.

Les neufs épisodes publiés cette saison étaient chacun consacré à une émotion. On a ainsi parlé de :

  1. La frustration
  2. L’urgence
  3. La surprise
  4. L’autosatisfaction
  5. La connivence
  6. Le rire
  7. Le détachement
  8. La vexation
  9. Et enfin, la puissance

Avec pour chacune de ces émotions, une tentative de comprendre ces rapports avec le jeu, ce qu’elle révèle de nos turpitudes de joueuses et par quels moyens les autrices de jeu peuvent encourager ou décourager l’apparition de cette émotion.

Objectif

Mais au fait. Qu’est-ce qui m’a décidé à vous parler d’émotions, dix mois durant ?

Déjà parce qu’il s’agit là quelque part de l’essence du jeu, de son carburant principal. Notre envie de vivre des émotions est en effet la motivation principale de nos parties de jeu.

Analyse

Pourtant les émotions ne sont pas si souvent convoquées dans l’analyse ou la critique des jeux. En tout cas, pas assez à mon goût. Certes, on dira spontanément si le jeu nous a procuré du plaisir ou de l’ennui. Pour certains jeux s’ils nous ont surpris ou émus. Mais rarement plus.

Très vite, l’analyse détaillée du thème, du matériel et, bien sûr, des mécaniques va prendre le pas sur le ressenti émotionnel.

Pourtant ce thème, ce matériel et ces mécaniques ne remplissent leur contrat que s’ils parviennent, ensemble, à susciter les émotions souhaitées par les autrices et attendues par les joueuses. C’est donc de ce côté-là qu’il faut avant tout chercher la réussite ou non d’une partie de jeu, non ? C’est donc aussi sur cet aspect que devrait se concentrer ou, en tout cas, s’étendre un peu, les critiques de jeux. J’en suis convaincu.

Pour faciliter le travail de celles et ceux qui prennent leur plume ou leur micro-cravate pour parler de jeux, il me semble donc utile de disposer d’une petite grammaire des émotions sociétoludiques. J’ai effleuré le sujet en en abordant modestement neuf de ces émotions dans cette saison mais je suis loin d’être le seul ou le premier à en parler et c’est tant mieux.

Diagnostic

Car, en effet, mieux identifier et comprendre les émotions ressenties en jeu est utile à tous les moments d’existence du jeu.

Pour les autrices, c’est bien sûr une grille d’analyse très efficace.

Plutôt que de partir d’un thème ou d’une mécanique, ou en complément de ceux-ci, définir les émotions recherchées peut faire partie de la feuille d’intention initiale du projet et servir de ligne directrice pour les choix de game design et d’édition.

Pendant la phase de conception, on peut ainsi arbitrer les nombreux choix à faire sous l’angle des émotions recherchées. Cette mécanique suscite-t-elle l’émotion souhaitée ? Pourquoi le jeu passe à côté de son objectif ? Pendant les phases de test, on peut aussi interroger les testeuses sur les émotions qu’elles ont ressenties en cours de partie pour vérifier si elles cadrent avec le but recherché.

C’est aussi un outil très utile pour analyser les jeux d’autres autrices. « Be a diagnostician » (« soyez un diagnosticien ») dit Aaron Sorkin à propos de l’écriture de scénarios. Ça vaut aussi pour les jeux. À la fin d’une partie, se demander quelles émotions ont émergées, comment et pourquoi sont-elles apparues, servent-elles ou desservent-elles le jeu, va faire éclore plein d’idées et d’astuces pour d’autres jeux.

Pour les éditrices, de la même manière, on peut imaginer définir une ligne éditoriale en termes d’émotions. Pour sélectionner les jeux adéquats mais aussi les développer, les enrober et communiquer à leurs sujets avec la promesse appropriée.

On parle par exemple beaucoup de jeux dits « familial + ». Dans ma grille de lecture personnelle de cette catégorie un peu fourre-tout, je vois des jeux un peu calculatoires mais sans prise de tête, pas d’affrontement direct, des jeux “doux” quoi. En termes d’émotions qu’est-ce que ça donne ? Le focus mis sur l’auto-satisfaction, gentiment frustrants mais surtout pas vexants. L’urgence n’est pas au programme et la surprise n’est pas spécialement recherchée. Un Azul ou un Wingspan par exemple.

Quand on me parle de party game en revanche, je vois davantage des jeux pilotés par l’urgence, destinés à faire rire, qui ne crachent pas sur un peu de vexation et encouragent la connivence et la surprise. L’auto-satisfaction est en revanche inutile et le sentiment de puissance pas vraiment à sa place. Un Stay cool ou un Top ten.

Pour vendre le jeu il est donc important de choisir un habillage et une communication qui collent avec les émotions ciblées pour ne pas risquer de tromper et décevoir les acheteuses.

Pour les joueuses, ensuite, analyser leurs parties de jeu sous l’angle des émotions est également utile. Explorer leur ressenti est déjà un plaisir en soi, comme on apprécie un bon vin en connaisseur. Mais c’est aussi une façon de catégoriser d’une part ses envies de joueuses et d’autre part les jeux qui s’y prêtent. Si l’urgence me paralyse ou si la vexation me défrise, je vais éviter les jeux concernés.

Et pour les critiques, enfin, comme je le disais en introduction, c’est un angle de plus pour catégoriser les jeux dont ils parlent et partager plus facilement leur ressenti.

Choix des émotions et spécificité du jeu de société

J’ai pris des exemples à partir des émotions évoquées cette saison mais il y en a plein d’autres émotions provoquées par le jeu de société. Je ne prétends pas bien sûr avoir fait le tour du sujet. Je n’ai pas, par exemple, parlé d’émotions comme la colère, la peur, la tristesse, la honte…

La liste des émotions, ce qu’elles apportent et comment les encadrer est donc à étoffer et mettre à jour encore et encore. Plus on en parle, plus on les évoque, plus leur grammaire sera riche et partagée.

Pour ma part, j’ai choisi les neuf émotions évoquées cette année parce qu’elles me semblaient un peu plus spécifiques et appropriées au jeu de société. Quelles sont les émotions que le jeu provoque plus facilement et plus profondément que d’autres médias ? Voilà ce qui m’intéressait.

Contrôle

Vous allez dire que je radote. Je dois vous avouer que je radote.

Le jeu est histoire de contrôle. C’est une tension entre, d’un côté, la perte de contrôle, la mise en danger, la contrainte, l’incertitude et, d’un autre côté, la prise de contrôle, la soumission volontaire, le cadre des règles, la futilité de l’enjeu.

Une des définitions de la pratique jeu pourrait ainsi être « mise à l’épreuve de son sentiment de contrôle ».

C’est à cause de ce moteur ludique que les émotions spécifiques ou, du moins, les émotions fortes du jeu de société peuvent toutes être lues comme un jeu, une interaction avec le contrôle :

  1. La frustration devant la perte de contrôle
  2. L’urgence pour garder le contrôle avant l’échéance
  3. La surprise d’être momentanément privée de contrôle
  4. L’auto-satisfaction d’avoir repris le contrôle
  5. La connivence de partager le contrôle avec d’autres
  6. Le rire suscité par l’écart entre le contrôle voulu et le contrôle réel
  7. Le détachement, contrôle ultime sur l’enjeu de la partie de jeu
  8. La vexation quand la perte de contrôle devient trop cuisante
  9. Et enfin, la puissance ressentie quand tout est sous contrôle

La tristesse, la joie ou la peur peuvent aussi être suscitées par une partie de jeux de sociétés. Mais sans doute moins fortement que ne le ferait un livre, un film ou même un jeu vidéo. En tout cas c’est ce que je crois. Car le jeu de société a cela de particulier qu’il offre un confort plus fort encore à ces pratiquantes que ce que font les autres médias culturels et que c’est donc autour de ce contrôle, en jouant avec ce contrôle qu’il provoque les émotions les plus fortes.

De là à dire que les adeptes de la secte sociétoludique sont des control-freaks en puissance, il n’y a qu’un pas que je me garderai bien de franchir. Self-control !

Adieu

Voilà. Cet épisode est le dernier de cette saison consacrée aux émotions du jeu de société. Mais c’est aussi le dernier Ludo Incognito. En effet, je ne compte pas continuer cette chronique l’an prochain pour des raisons diverses et avariées mêlant manque de temps et pénurie de bons sujets.

Mais je suis sûr qu’on se recroisera ici ou là pour parler encore et toujours de jeux de société. À bientôt donc et d’ici là, jouez bien !


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