Cartes sur table ou de l’usage de la cartographie en jeu de société

Prélude : Ce billet est un article prévu pour être enrichi au fil du temps. Les exemples cités évoquent les jeux que je connais, mais je serais très heureux de compléter ce billet avec d’autres. N’hésitez donc pas à me faire parvenir vos idées pour développer ce billet !


Le jeu est un petit monde plein de promesses, d’espaces vierges à parcourir, d’univers à découvrir ou conquérir. Pour éviter de s’y perdre, une seule solution : la carte ! Au sens cartographique du terme s’entend.

Le jeu vidéo regorge de cartes (carte du monde, mini-map). La carte y est annexe de l’action principale, à la fois support et documentation de l’exploration, entre brouillard de guerre et marqueurs de quêtes.

Le jeu de rôle en use et abuse également comme terrain de jeu matérialisant les déplacements des héroïnes et élément clé du lore.

Et dans le jeu de société alors ?

Imprimez la légende

Je m’intéresse ici aux jeux de société qui mettent en scène une cartographie et qui l’assument comme telle. Je ne parle donc pas de tous les jeux qui intègrent une dimension spatiale mais uniquement de ceux qui décident de la matérialiser sous forme d’une carte en utilisant pour cela les codes graphiques et pratiques reconnues de la cartographie. Une vue zénithale d’une ferme du XVIIe siècle ou une galaxie même découpée en hexagones passeront donc leur tour.

Beaucoup de jeux présente un territoire vu du dessus, plus ou moins imagé. La frontière est donc parfois ténue pour savoir s’il s’agit d’une tentative de représentation cartographique ou d’une vue réaliste simplifiée. Il faut alors surveiller les détails : la présence de frontières, de données topographiques, de symboles pour les routes, fleuves ou villes, d’une légende, de bords de carte, etc.

Les tuiles du jeu Carcassonne sont-elles autant de morceaux de carte comme pourrait le laisser penser le crayonné des forteresses ? Le vert des plaines semble l’infirmer.

La première édition du jeu Pax Pamir présente une carte sous forme de réseau. Les codes graphiques du cartouche/légende, des pointillés de bord de carte et de la rose des vents appuient la mise en scène cartographique. (photo de Daniel Thurot, partagée sur Board Game Geek)

La carte de la seconde édition de Pax Pamir pousse la symbolisation encore plus loin. Quelques pointillés et quelques libellés suffisent pour représenter ce morceau de territoire afghan. L’usage rare du tissu pour cette carte lui donne un cachet supplémentaire indéniable.

Attention au départ

Pourquoi un tel attrait pour les cartes ?

L’invitation au voyage bien sûr ! Réaliste ou non, la carte porte en elle les espoirs d’un monde inconnu et des aventures à y vivre. Espoirs perpétués dans le mythe de la carte au trésor ou de la recherche de l’Eldorado.

Lire la carte, projeter son itinéraire font déjà partie intégrante du voyage.

La carte de Westeros, le royaume mis en scène dans A Game of Thrones et son adaptation en jeu de société.

Signe des temps ? La cartographie est devenue tendance. Ses codes graphiques sont repris dans des contextes variés. Des artistes en ont fait leur spécialité.

La carte est au menu.

Enfin et plus personnellement, comme vous le savez peut-être déjà, la cartographie est au centre de ce qui sera bientôt mon premier jeu publié : Maps of Misterra, conçu avec les Maîtres topographes Mathieu Bossu et Timothée Decroix et édité par Sit Down !

Le théâtre des opérations

Le jeu de société et le jeu de rôle sur table mettent les joueuses en surplomb du matériel de jeu, contemplant le jeu en plongée. La représentation en vue zénithale (vue du ciel) s’impose naturellement. Ainsi présentée, la carte offre la vue stratégique idéale du théâtre des opérations.

Le plan horizontal de la table de jeu de société reproduit ainsi la position de la carte d’état-major ou de la maquette d’urbaniste, autour de laquelle s’affairent les décideuses du monde.

Mahler MM., H. Klawoon, Le Corbusier, Walter Gropius. Architecture D’Aujourd’Hui 63 Dec 1955, 77

Dans l’univers du jeu cependant, la carte se confond avec ce qu’elle représente. La joueuse, souvent non matérialisée et non incarnée, profite d’un point de vue omniscient sur l’état du monde du jeu, ici symbolisé par sa carte et représenté uniquement ainsi. En déplaçant son personnage ou son armée d’une région à l’autre sur la carte, la joueuse déplace le personnage en jeu. Carte et territoire fusionnent. Bien que mises en scène sur une carte imagée, les actions de jeu ont bien lieu en jeu !

La carte n’est donc plus le symbole d’un territoire mais sa matérialisation concrète qui fait corps, au sein du jeu, avec l’univers parcouru.

Le jeu La Bête met en scène une carte posée sur une table. Pourtant les déplacements et exactions du loup du Gévaudan ont bien lieu dans l’univers du jeu.

La représentation du terrain de jeu par l’objet carte pourrait sembler être un obstacle à l’immersion. Quand je joue à Risk est-ce que j’incarne un général qui ordonne à ses troupes de se déplacer et attaquer ou est-ce que j’incarne un général qui déplace des pions représentant ses troupes sur une carte représentant le champ de bataille ? La représentation cartographique semble favoriser la deuxième option, pourtant moins immersive. Mais une fois en jeu, cette frontière s’estompe et n’entrave en rien la mise en scène recherchée par le jeu.

À l’opposé même, la représentation du territoire sous forme de carte vient donner au terrain de jeu une réalité supplémentaire. L’action de cartographier vient donner chair au territoire. Il existe puisqu’il est documenté. Renforçant ainsi l’immersion.

La carte et le territoire

La carte est une modélisation, une utile simplification du monde (tout comme le jeu d’ailleurs !). La carte résulte des choix de ses conceptrices, choix qui sont dictés inconsciemment ou non par des considérations culturelles et politiques. Autrement dit, toute carte n’est jamais LE reflet neutre et complet d’un territoire mais seulement une de ses relectures possibles, orientée selon ses propres buts pratiques et idéologiques.

Il en va de même pour les cartes mises en scène dans les jeux de société. L’ancrage thématique se veut plus ou moins réaliste, le propos plus ou moins politique. La modélisation nécessaire au jeu lui-même pousse encore davantage à simplifier la carte et trahir la réalité historique et géographique du lieu représenté.

Dans ce forum du site Board Game Geek, des Néo-zélandais s’insurgent avec humour de l’absence de leur île sur de nombreux plateaux de jeu. La carte de Pandemic fait une place à la ville d’Essen, particulièrement connue des amatrices de jeux de société. Les Aventuriers du Rail se permettent même de déplacer les villes (!) pour rendre le plateau plus lisible et plus équilibré.

Extrait de la règle du jeu des Aventuriers du rail Europe

Échecs et map

Mais revenons aux jeux eux-mêmes. Le premier et plus simple usage de la carte est de servir de support au jeu. Le jeu de société expose un monde réduit à l’échelle d’une table. Quoi de plus logique que de le présenter sous la forme d’une carte ?

Impossible ici de ne pas évoquer l’un des ancêtres du jeu de société moderne : le wargame. Ce type de jeux met en scène des affrontements sur une carte souvent proche de la réalité (par soucis historique et pédagogique) mais reconsidérée sous l’angle des règles de placement et déplacement prévus par le jeu. Bienvenues aux hexagones, réglettes et formalisation des caractérisations du terrain.

Mais ce n’est bien sûr pas le seul exemple de jeux dont le plateau représente une carte. Les États-Unis des Aventuriers du rail sont tels qu’on se les représente naturellement : projection de Mercator, frontières des états, nom des villes, crayonnés des montagnes et fleuves, croquis de bateaux pour signifier l’océan.

Le premier plateau des Aventuriers du rail se place aux États-Unis mais le jeu s’est décliné depuis dans de nombreux autres lieux.

Je ne vais pas vous faire ici l’inventaire des jeux qui utilisent la carte ainsi, mais ils sont, vous le savez bien, très nombreux et depuis toujours. Certains exposent tout le planisphère : Risk, Pandemic ou Twilight Struggle. D’autres se restreignent à une partie du globe : Concordia, El Grande. Jusqu’à l’échelle d’une ville ou d’un quartier.

La carte est ici dessinée à l’avance et présentée entière. La joueuse arpente la carte et s’en sert pour matérialiser la spatialisation de ces actions de jeux mais sans interagir directement avec l’objet-carte lui-même.

L’Espagne de El Grande

Mondes et travaux

Les jeux cités précédemment font de la carte le support prédéfini du jeu. Une autre catégorie de jeux propose au contraire aux joueuses d’édifier une carte au fur et à mesure de la partie.

Beaucoup de jeux dits « de placement » font ainsi éclore un territoire, tour après tour et tuile après tuile. Certains d’entre eux le font plus précisément sous la forme d’une cartographie : Marco Vs Polo, Akrotiri, Chartae, Lost Seas par exemple. Parti pris esthétique et thématique, ces jeux illustrent des cartes anciennes, antiques ou médiévales plutôt que des cartes routières ou IGN modernes.

Les tuiles triangulaires de Marco vs Polo

Cartographers, comme le promet son titre, va plus loin : c’est en se munissant de crayons que la joueuse va dessiner sa propre carte selon les contraintes fixées et les objectifs à atteindre. La vague actuelle des jeux à cocher s’en est d’ailleurs fait une spécialité : Next Station London, Railroad ink, La Route des vignes.

Avant/après une partie de Cartographers (image de Hipopotam sur BoardGameGeek)

Cette catégorie de jeu propose aux joueuses d’embrasser l’une des fonctions du cartographe : celle de dessiner une topographie sur le papier. Mais là ou la cartographie s’attèle normalement à transmettre la réalité d’un territoire préexistant, ici cette création est détachée. Il s’agit plutôt de la construction d’un monde (symbolisé certes cartographiquement) que d’une réelle mise en carte.

Tout azimuts

D’autres jeux tentent d’exploiter la carte comme élément de gameplay, pour en faire cette fois un outil de repérage et de navigation.

Dans Sherlock Holmes Détective Conseil, le plan de Londres est intégré à la diégèse du jeu. La boîte de jeu ne propose pas de jetons à cet effet mais les joueuses peuvent en ajouter pour identifier les lieux du crime et les hypothèses sur le trajet des criminels dans certains des scénarios proposés. Principe repris et augmenté sonorement dans le récent Tracks.

Plus concrètement encore, L’Île au Trésor met en scène la fameuse carte au trésor du romain de Stevenson. Paradoxalement, le plateau ne reprend pas les codes graphiques du parchemin mais une vision plutôt réaliste de la fameuse île (avec néanmoins les points cardinaux et la rose de vents représentés). Chaque joueuse possède sa propre « mini-carte » de l’Île, version réduite du plateau principal. Pendant la partie, on ajoute des informations sur les cartes, centrales et personnelles, à l’aide de feutres, rappelant les gestes de la navigation maritime jusqu’à en reprendre le compas et les réglettes.

Le plateau et les outils du cartographe dans L’Île au Trésor (image par Wyjdzie w Graniu)

Dans les jeux hérités de Scotland Yard comme La Bête citée plus haut, on tente grâce à la carte de retracer l’itinéraire d’une des personnages. Même principe dans Captain Sonar.

Dans ce type de jeux, les joueuses ne sont pas certes pas à l’origine de la carte, mais elles l’exploitent réellement pour naviguer. La carte n’est alors plus un simple découpage territorial mais un réseau de points à relier selon les contraintes du terrain et du moment.

Trace ta route

Si ces derniers jeux exploitent la cartographie plus profondément qu’un simple support du jeu, ils ne mettent pas encore réellement les joueuses dans la peau de cartographes. Et non.

Car cartographier c’est avant-tout documenter un territoire pour permettre son exploration et son exploitation futures. Peu de jeux de société, à ma connaissance du moins, jouent de cet usage de la carte.

Exemple singulier par son originalité et son ambition, 7th Continent propose un carnet pour que la joueuse dresse le portrait du continent au fur et à mesure de son exploration. Ce jeu est un cas rare de topographie d’un monde entièrement prédéfinie par ses auteurs mais exposée partiellement et séquentiellement aux joueuses. Toutes les joueuses découvrent ici le même continent inconnu !

Exemple d’usage du notebook du 7th continent (visuel de l’éditeur)

Mais il s’agit là d’un jeu de société singulier, à part dans sa catégorie. Pour le moment et à ma connaissance du moins.

Jeu contraint

Le jeu vidéo excelle dans le jeu d’exploration. Il semble conçu pour mettre en scène d’immenses mondes que la joueuse découvre pas après pas. Beaucoup de jeux exposent une carte du monde pour aider la joueuse à se repérer dans les vastes espaces et lui donnent des outils clés en mains pour l’emmener là où le jeu l’attend. Jusqu’à ces cartes remplies à ras-bord de marqueurs de quêtes qui ont sonné le glas d’une certaine recette trop convenue de l’open-world.

Mais d’autres jeux vidéo laissent la joueuse libre d’explorer et de s’approprier le monde à sa manière. Subnautica ne propose aucune carte mais la joueuse peut déposer ses propres balises émettrices aux endroits d’intérêt où revenir. Zelda Breath of The Wild offre une nouvelle vision de l’open-world ou la topographie aiguise subtilement la curiosité de la joueuse qui peut ajouter sur la carte ses propres marqueurs. Son extension The Master Trials propose un mode « empreinte » pour voir apparaitre sur la carte tout l’itinéraire parcouru et donc les lieux encore inexplorés. Le jeu de rôle japonais Etrian Odyssey proposait sur Nintendo DS de dessiner la carte au stylet au fur et à mesure de la progression des personnages dans l’aventure. Ces rapides exemples ne font qu’effleurer la richesse de l’usage des cartes et dans le jeu vidéo et les interactions rendues possibles sur ce média.

Pour chacun des immenses mondes du jeu vidéo, on trouve en ligne des wiki amateurs qui documentent encylcopédiquement l’univers du lieu et qui contiennent bien sûr une carte très détaillée. Un retour aux fondements de l’acte cartographique où les premières découvreuses balisent la route pour les suivantes !

 

Détail de la carte interactive non officielle de Zelda Breath Of The Wild par Zeldadungeon

On comprend bien les complexités pour le jeu de société de s’aventurer sur ce terrain. La taille d’un monde pré-construit et sa révélation pas-à-pas sont bien plus difficiles à réaliser en carton que dans un jeu vidéo. La rejouabilité attendue par les joueuses incite également les créatrices à proposer des mondes générés aléatoirement plutôt que créés une fois pour toutes. Sauf donc ce titanesque 7th Continent, exception qui confirme la règle.

À l’horizon

Les exemples cités (et tous ceux passés sous silence ou inconnus du tenancier des lieux) démontrent le lien fort entre le jeu de société et les cartes. Les fonds de cartes sont les supports matériels de mondes réels ou imaginaires tour à tour explorés, arpentés et contrôlés par les joueuses. Une simplification volontaire et nécessaire du terrain de jeu qui se confond avec ce qu’elle représente.

Motif en vogue dans le jeu comme ailleurs, les opus aux thématiques cartographiques semblent se multiplier. Différentes catégories de jeux de société abordent ce sujet chacune à leur manière mais sans embrasser encore toutes les vocations de la carte et de celles qui les conçoivent. Il reste assurément encore des jeux à dénicher et à concevoir en la matière pour nous faire vivre, l’instant d’une partie, la fabuleuse fonction de cartographe.

Maps of Misterra ajoutera, je l’espère, sa pierre à l’édifice des jeux qui explorent le sujet à leur façon. Mais c’est une autre géographie histoire qui reste encore à écrire !


À lire ou voir aussi sur le sujet :


Une réponse à “Cartes sur table ou de l’usage de la cartographie en jeu de société

  1. Voilà un article des plus intéressants ! Et quelle richesse ! :o

    Merci beaucoup pour la mention de mon propre article au passage :)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Il est aussi possible de réagir à ce billet via Mastodon :