Coulisses complices ou à vos carnets d’autrice

En marge du matériel de jeu lui-même, comment et pourquoi les autrices devraient partager leur démarche de création aux joueuses ?

Fin de transmission

La pratique du jeu de société démarre toujours par une étape de transmission. Chaque nouveau jeu nécessite un apprentissage de ses règles et ces règles doivent être transmises, par le concours du livret de règles ou par l’intermédiaire d’une autre joueuse. Qu’elle soit autour de la table en train de vous expliquer le jeu ou en vidéo sur votre chaîne Youtube favorite.

Lors du festival des jeux de Cannes, j’ai ainsi pu faire découvrir et expliquer notre jeu Maps of Misterra à des dizaines de joueuses. C’est toujours un moment que j’adore. Déjà parce que j’aime faire apprendre mais aussi parce que, dans le cadre d’un jeu que j’ai moi-même participé à faire exister, j’ai ici le contrôle sur cette fameuse transmission. Mes mots, ma mise en scène, mon déroulé. En circuit court, garanti sans conservateur.

Malheureusement, je ne peux pas être présent à chaque première partie du jeu pour m’assurer que les joueuses le découvrent via ma propre explication (pour des raisons d’emploi du temps et d’ubiquité contrariée). Il faut donc s’en remettre aux canaux habituels (la boîte, le livret de règle, le matériel, la communication et la publicité) et faire le deuil d’une transmission totalement maîtrisée. C’est d’ailleurs le pari de base de la publication : un abandon au public qui le réceptionnera comme ça lui chante, avec ses a priori, son degré d’attention, ses propres attentes et clés de compréhension.

Au-delà de la règle

Lors de la conception d’un jeu, ses autrices n’en imaginent pas seulement les mécaniques qui formeront les règles. C’est toute une expérience ludique qu’elles cherchent à mettre en scène. Une mise en scène qu’elles doivent pourtant déléguer aux joueuses elles-mêmes ; une mise en scène qu’elles peuvent seulement tenter de diriger de loin et avec des moyens limités.

Comment dès lors placer les joueuses dans l’ambiance qui sied le mieux à la découverte de ce jeu ? La boîte doit annoncer les bonnes promesses (catégorie de jeu, de public, de contexte propice). Le thème doit susciter l’envie de s’y plonger. Le livret de règle doit faciliter la prise en main. C’est maigre.

C’est d’autant plus maigre quand les autrices cherchent à créer une expérience originale, à faire vivre des émotions fortes ou à transmettre un propos. Des ambitions qui réclament un état d’esprit favorable des joueuses et des conditions de jeu adaptées. Car sans le contexte approprié on risque le double échec : de la partie et du dialogue qui se joue là entre les autrices et les joueuses. Comment favoriser cela ? Quelques exemples.

Tout partait pourtant d’une bonne intention

Le jeu Cascadia peut sembler un jeu très abstrait et froid. Pourtant, la simple déclaration d’amour de ces conceptrices à cette région du Canada, en première page du livret de règle, lui donne une saveur plus douce, personnelle et même chaleureuse. On aperçoit une équipe et des intentions derrière le jeu. Sa découverte gagne ainsi en profondeur. Le jeu reste le même mais sa lecture en est perceptiblement modifiée. La présentation des animaux visibles dans la jeu en dernière page finit d’appuyer la démarche de valorisation de ce territoire sauvage.

Extrait de la règle du jeu Cascadia

On peut facilement trouer ça futile ou même y voir une manipulation mercantile. Mais ce n’est pas ainsi que je choisis de le voir.

Cela répond sans doute à un besoin humain de chercher du sens en tout. Le jeu que j’ai entre les mains n’est plus une boîte tombée du ciel mais la conclusion d’une démarche d’autrices. Ma partie de jeu s’intègre ainsi à une aventure au long cours, dernière étape d’une transmission.

Ce contexte de création devient même un sujet de complicité entre le public et l’œuvre. Il permet aux joueuses de s’approprier le jeu et sa genèse. Au moment de le faire découvrir à d’autres joueuses, telle anecdote sur sa création servira de base à la présentation. Et tant pis si parfois l’histoire est un peu romancée.

Impossible pour moi d’expliquer Mr. Jack Pocket sans citer la révélation qu’en a eu son auteur Bruno Cathala en observant les carreaux de sa douche !

Sur-jeu et sous-texte

Dans son livre Auteur de jeux de société (évoqué en podcast ici même), Michel Lalet pointe du doigt la responsabilité des autrices pour convaincre le public de la nature artistique et culturelle du jeu de société. Si la création est une forme de communication, ses émettrices doivent non seulement soigner l’œuvre mais aussi accompagner sa réception, notamment en explicitant leur démarche. Le partage de cette démarche de création peut ainsi prendre de nombreuses formes.

Le premier lieu est sans aucun doute le contenu de la boîte de jeu qui se retrouve entre les mains des joueuses. Dans le livret de règles ou au dos de la boîte, en marge de l’introduction du thème du jeu, une courte note d’intention peut déjà intriguer celles qui veulent voir plus loin que la partie.

Dans la boîte du jeu La Bête, son auteur Charlec a glissé un feuillet à la première personne éclairant son vif intérêt pour l’histoire de la Bête du Gévaudan et l’envie de le partager par le jeu.

En dehors de la boîte, la communication prend le relais. Les sites d’actualités du jeu de société, BoardGameGeek en tête, font fête aux carnets d’autrices. C’est presque devenu un passage obligé accompagnant toute sortie de jeu. Un espace de liberté pour raconter la genèse d’un jeu et argumenter les choix de conception qui y ont mené. Certains de ces articles sont d’ailleurs des trésors d’érudition et de pédagogie dont on regrette que toutes les joueuses ne soient pas informées. Je recommande par exemple ceux de Cole Wehrle sur BoardGameGeek, auteur entre autres du fabuleux Root.

Des autrices de jeux, comme Bruno Cathala ou Bruno Faidutti, prennent le temps, sur leur site personnel, de présenter chaque nouvelle sortie d’un de leurs jeux en y ajoutant leur commentaire personnel. Certaines équipes publient leurs journaux d’autrices en amont même de la commercialisation du jeu comme ce blog dédié au le jeu Daybreak de Matt Leacock et Matteo Menapace.

Enfin, les entretiens avec les autrices menés par les médias spécialisés (magazines, podcast, vidéos) apportent aussi des éclairages nouveaux sur les jeux créés. Mais ils sont tout autant réservés à une frange convaincue du public.

Distance de proximité

Les partisanes d’une critique plus tranchée du jeu de société peuvent voir un risque dans ces contenus annexes au jeu. Car en jetant un œil en coulisses, on se rapproche littéralement des autrices et on peut perdre ainsi la distance et l’impartialité nécessaires à la critique. On peut aussi trouver qu’on s’éloigne alors du sujet du jeu et de ce qu’il est censé susciter de lui-même.

Je pense au contraire qu’il s’agit d’un pan d’analyse complémentaire à l’objet jeu et qui gagne à être intégré à la critique. Comprendre les intentions doit permettre d’évaluer l’écart entre ces intentions et le résultat. Cela permet aussi de faire un travail critique sur les intentions elles-mêmes.

Ce qui n’empêche pas bien au contraire de juger aussi le jeu pour ce qu’il est et pas ce qu’il était censé être dans l’esprit de ces créatrices.

La loi et l’esprit de celui qui la rédige

Le livret de règles, pour en revenir à lui, est un objet singulier à qui incombe beaucoup (trop ?) de responsabilités. Les éditrices cherchent avant tout à rendre les explications du jeu les plus digestes possibles. Pas la place pour du superflu. La loi dans son plus simple appareil.

Pourtant, la simple exposition didactique des règles peut être insuffisante à la bonne compréhension. Pour ma part, connaître les choix qui ont conduit à cette mécanique me la rende beaucoup plus compréhensible et mémorable. Bien plus que si elle est énoncée froidement sans contexte. Un effet bénéfique de cette fameuse quête de sens évoquée plus haut.

Parfois la mécanique ne trouve d’autres raisons que la mécanique elle-même et il ne sert à rien de tenter de l’argumenter. Parfois elle s’explique par application du thème, plus ou moins explicitement. Dans le meilleur des mondes, les deux se rejoignent et toutes les joueuses vécurent heureuses et eurent beaucoup de parties.

La règle d’Akropolis détaille thématiquement pourquoi chaque quartier marque des points de la sorte. Bien plus simple à se remémorer et à expliquer à d’autres ainsi.

Dans le jeu L’Âge de pierre, quand deux individus s’isolent dans une hutte, un troisième apparait un peu plus tard. C’est ce qu’on appelle un miracle. Pourquoi n’avoir pas explicité ce qui se trame ici ? Pudeur ou clin d’œil complice ?

Parfois le choix est plus à chercher du côté des intentions sous-jacentes des autrices mais pourquoi pas là aussi, les partager aux joueuses ?

Dans la règle de À la gloire d’Odin, l’auteur Uwe Rosenberg lui-même vient justifier ses choix de game design (histoire de couper la chique aux détracteurs ?)

Bien sûr, il ne s’agit pas d’accompagner chaque point de règle d’une dissertation thématique, mécanique ou philosophique. Ce serait pire que mieux pour la compréhension. Seuls les éléments les plus importants, ceux au premier abord contre-intuitifs ou encore ceux qui tiennent à cœur aux autrices méritent un tel traitement.

Vous m’en laissez un peu ?

L’équilibre est subtil car à trop en dire on va finir au contraire par affadir le tout. La transmission fonctionne sûrement d’autant mieux que la réception est active. Si la joueuse décèle d’elle-même ce qui se dit en sous-texte, la révélation n’en sera que plus forte et mémorable. Mais à l’opposé, si rien ne la place sur la piste, elle passera à côté d’une dimension supplémentaire à explorer, sans même s’en douter.

J’ai toujours vu dans le jeu Celestia une métaphore du monde de travail. La capitaine est une cheffr de projet obligé de négocier avec les obstacles et les autres actrices dudit projet, avec son lot de déconvenues et de trahisons. Brrr !

Engagez-vous qu’il disait

Comme dit plus haut, cette prise de parole des autrices vers les joueuses est encore plus nécessaire quand un propos est à l’œuvre.

On a vu récemment éclore des réflexions pour un jeu de société plus engagé, philosophiquement et politiquement (pour mon plus grand bonheur !). En dehors de la conception des jeux eux-mêmes, il reste à innover sur la façon d’accompagner la découverte de ces jeux et l’approfondissement des sujets qu’ils portent.

Le jeu [kosmopoli:t] contient un livret complet dédié aux principes linguistiques qui ont déclenché et orienté sa création.

Pour raconter la génése du jeu [kosmopoli:t], la maison d’édition des Jeux Ola et la Maison des Sciences de l’Homme de Lyon Saint-Étienne a par exemple été jusqu’à réaliser un documentaire vidéo.

À fond les formes

Bien sûr, rédiger et publier ces contenus est un travail en soi, qui demande du temps, de l’énergie, des efforts et du budget et qui risque de passer après des tâches plus essentielles.

Heureusement, avec peu de moyens et en adoptant un média et un format dans lequel les autrices se sentent à l’aise, il est toujours possible de partager quelque chose même sous une forme un peu brute.

Pour conclure

Personnellement, je suis, vous l’aurez compris, très client de ces contenus annexes au jeu, qu’ils soient intégrés dans la boîte ou publiés par ailleurs. Quand un jeu me passionne, j’ai la subite envie de tout lire à son sujet.

En dehors de mes propres goûts, en tant que passionné qui espère que la richesse du jeu de société soit mieux comprise et partagée, je milite aussi pour la multiplication de ce type de contenus. Car pour les autrices, c’est l’occasion de s’épancher sur leur œuvre, faire connaître leur métier et appuyer leur propos. Pour les joueuses l’occasion d’observer les coulisses et de regarder le jeu d’un autre œil. Pour les éditrices du contenu à relayer pour les fans du jeu. Désacraliser la démarche de création peut aussi inspirer et pousser à l’acte les apprenties autrices (en évitant le biais du survivant).

Pour varier des classiques notes d’intentions et carnets d’autrices, d’autres formes restent à inventer. Pourquoi pas des versions documentaires ou enrichies des grands classiques, comme il en existe dans le cinéma ou désormais dans le jeu vidéo par exemple ? Pourquoi pas des articles « post-mortem » pour raconter les succès comme les échecs ? Allez-y, chères conceptrices, vous avez déjà un lecteur !


À consulter aussi sur le sujet :


2 réponses à “Coulisses complices ou à vos carnets d’autrice

  1. Gaume dit :

    C’était passionnant et richement illustré.
    Merci l’acariâtre.
    Je suis très friand des journaux d’auteur.ice.
    Si la critique d’un jeu porte naturellement sur le résultat et non l’intention, il est toujours intéressant de comprendre comment l’auteur s’y est pris pour y parvenir, ou pas d’ailleurs.

  2. Fendoel dit :

    Comme toi, fan du contexte et de ce qui vient autour du jeu.
    Merci pour ton article excellent.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Il est aussi possible de réagir à ce billet via Mastodon : @acariatre@ludosphere.fr