Boardgame Studies #03 : Négociations sociales du jeu

Cet épisode est initialement paru dans l’épisode 114 du podcast Proxi-jeux en février 2020.

Dans ce format de chronique, Je décrypte et commente un travail de recherche. Place aux boardgame studies !

Ce mois ci :

Le jeu autorise et même favorise des comportements qui seraient jugés immoraux dans un autre cercle : mensonges, tromperies, trahisons. Dans une certaine limite.

Comment les joueuses déterminent les actions socialement acceptables en jeu ? Emily Hofstetter, de l’université de Linkoping en Suède, et Jessica Robles, de l’université de Loughborough au Royaume-Uni, ont étudié la question dans leur article « Manipulation in board game interactions: being a sporting player« .

Elles ont pour cela étudié 30 heures d’enregistrement de parties de jeux et identifié les 41 fois où une action de jeu a été identifiée comme une tromperie de la part des participants et a fait l’objet d’une discussion pour y réagir collectivement. Parfois en l’acceptant, parfois en le condamnant et parfois un peu des deux.

Trois faits de jeux sont en particulier détaillés dans l’étude. Chaque dialogue, tonalité, action ou regard est décrit :

Transcription d’une interaction au cours d’une partie de jeu de société, extrait de l’article « Manipulation in board game interactions: being a sporting player » (Emily Hofstetter, Jessica Robles)

Sur la base de ces exemples les chercheuses montrent que la même séquence est à l’œuvre : action « meta-game« , identification et verbalisation de la tromperie, négociation collective (en partie implicite) pour savoir si l’action est admissible, verdict collectif (non énoncé mais compris par tous), action réparatrice si besoin.

Enfin, les deux chercheuses notent que si la manipulation est attribué à un joueur en particulier, l’ensemble du groupe s’octroie ensuite la responsabilité collective d’en tirer les conséquences. La duperie n’est donc pas réglée entre ses protagonistes (le coupable et la victime) mais avec le concours de tous les joueurs.

À lire sur le sujet :

La transcription intégrale de l’épisode est ci-dessous, bonne écoute !


Bonjour les joueuses et bonjours les joueurs.

Pour alimenter cette chronique, je me suis mis à écumer les portails consacrés à la recherche sur le jeu de société. Heureusement pour moi, ils sont encore peu nombreux.

Dans les travaux publiés en ligne, on trouve souvent les mêmes disciplines et les mêmes thématiques : les nombreuses et infructueuses tentatives de définition du jeu, beaucoup d’histoire des jeux traditionnels, les récurrents bienfaits pédagogiques du jeu, les semblables bienfaits thérapeutiques du jeu et enfin l’analyse des tendances actuelles du secteur ludique. Ces travaux sont intéressants mais ils restent très éloignés de la réalité quotidienne de nos pratiques.

En réalité, ces sujets de recherche passent sous silence ce qui fait le sel du jeu de société : le petit théâtre qui se met en scène autour de la table, fait de passions et de drames, de connivence et de duperies, de bravoure et de coups-bas. Beaucoup de vie en fait pour un loisir pratiqué pourtant assis, autour de petits morceaux de carton !

J’évoquais à l’instant les tromperies, les coups-bas. Comment le jeu parvient-il à rester plaisant tout en autorisant (et même en favorisant) les mensonges, les manipulations, les trahisons ?

Emily Hofstetter, de l’université de Linkoping en Suède, et Jessica Robles, de l’université de Loughborough au Royaume-Uni, ont étudié la question dans leur article « Manipulation in board game interactions: being a sporting player« .

Comme d’habitude, je dois vous avertir que je ne suis ni chercheur ni sociologue et qu’en tentant de retranscrire cette étude, je ne suis pas à l’abri de mauvaises interprétations, ou pire, de contre-sens. Vous voilà prévenus.

L’étude, donc, s’inscrit dans une tradition d’analyse des interactions sociales dite « étude par les membres ». Les humains agissent de manière que chacune de leurs actions soient compréhensibles et interprétables par leurs pairs. Autrement dit, les humains poursuivent leur but propre mais veillent aussi à l’image qu’ils renvoient. Pour être compris, les hommes et femmes s’appuient sur des normes sociales et un socle moral commun

Le jeu, cependant, est un espace original car il permet et encourage des actions socialement considérées comme immorales ailleurs (mensonge, duperie, trahison). Dans une certaine limite seulement et c’est cette limite que les deux chercheuses ont questionné.

Mais comment s’y prendre pour analyser les interactions sociales à l’œuvre autour d’une table de jeu de société ?

Dans leur approche, Emily Hofstetter,et Jessica Robles ne cherchent à présumer des intentions réelles des joueurs, qui échappent de toute façon à leur portée, faute de lire dans leurs pensées. Elles se concentrent plutôt sur la perception et la compréhension des actions par les autres membres du groupe. Ici les participants de la partie. Autrement dit, elles ne s’intéressent pas à l’action de jeu qui constitue une tromperie mais à la façon dont une tromperie est identifiée et discutée collectivement par les joueurs.

Les chercheuses ont choisi de ne pas s’intéresser aux actions de jeux elles-mêmes. En effet, certains jeux utilisent des mécaniques qui poussent les joueuses à se trahir les unes les autres. Dans ces jeux, la trahison est un coup toujours valide car inscrit dans les règles du jeu. Mais ce qui intéresse ici ce sont les actions qui sont valides dans le cadre du jeu mais qui pour être acceptées par les joueuses doivent faire l’objet d’une interaction sociale.

Les chercheuses s’intéressent donc aux actions et discussions des joueurs autour des actions de jeu. Ce qu’on appelle couramment le « meta-game« .

Concrètement, comment ça se passe ?

Emily Hofstetter et Jessica Robles ont collecté trente heures d’enregistrement de parties de jeux. Dans des cafés jeux, dans des parties privées, des parties de tests et des récupérées sur YouTube. Elles ont ensuite identifié au sein de toutes ces parties les 41 fois où une action de jeu a été par la suite identifiée comme une tromperie de la part des participants et a fait l’objet d’une discussion pour y réagir collectivement. Parfois en l’acceptant, parfois en le condamnant et parfois un peu des deux.

3 exemples sont en particulier documentés dans l’article. Les interactions à l’œuvre autour de la table dans ces 3 cas sont fidèlement retranscrits : chaque dialogue, chaque tonalité, chaque geste et chaque regard sont documentés. Un exemple de cette retranscription est visible dans le billet.

Le premier exemple met en scène une partie de Lords of Waterdeep. Une joueuse doit récupérer un cube orange chez l’un des autres joueurs, de son choix. Le joueur actuellement dernier offre spontanément qu’elle prenne le cube chez lui, ce qui est pourtant le cas le moins favorable. Un autre joueur lui conseille plutôt de prendre le cube chez un autre adversaire encore en lice pour la victoire. Après hésitation, c’est finalement ce qu’elle fait. Mais alors, le joueur ainsi privé d’un de ses cubes accuse le premier d’avoir orienté la joueuse. En offrant un de ses propres cubes, il cherchait en fait à manipuler et à détourner la joueuse (sous une forme de psychologie inversée). Ce que reconnait bien volontiers le joueur accusé. Mais, bon joueur, le joueur ainsi lésé rit de sa situation et le jeu continue.

L’article expose en détail les différentes étapes à l’œuvre. D’abord une action de méta-game est réalisée (ici offrir spontanément son cube), quelques instants plus tard cette action est relue et verbalisée par le groupe comme une tentative de manipulation : elle est attribuée à un joueur coupable de ce coup-bas. Une négociation en partie implicite s’installe alors pour savoir si cette action, valide au niveau des règles, l’est aussi au niveau moral du jeu. Ou plus précisément, si cette action est collectivement considérée comme trouvant sa place dans l’aire de jeu. Ou enfin si cette action est loyale à l’esprit sportif du jeu. L’article utilise le terme « sporting » mais on parle plus couramment de fair-play.

Il faut noter que le résultat de cette négociation n’est jamais énoncé à voix haute mais la séquence des discussions et interactions autour de la table sont interprétées et comprises par chacun des participants. Et tous comprennent immédiatement si le jeu peut continuer ou si une action réparatrice doit être décidée.

Dans ce scénario, la manipulation est considérée comme avérée mais collectivement acceptée. Mais dans d’autres circonstances il pourrait en être tout autre. Si le joueur qui avait offert spontanément son cube était le joueur en tête. Ou encore, s’il utilisait cette tactique pour la troisième fois de cette partie. Ou pare exemple, s’il avait passé le reste de la partie à s’acharner sur la joueuse. Même si la partie s’était déroulé de la même manière, une légère inflexion de la réaction d’un des participants aurait pu conduire la décision collective dans une toute autre direction. La frontière entre ce qui est admissible ou pas est en permanence réévaluée.

Les deux chercheuses notent que si la manipulation est attribué à un joueur en particulier, l’ensemble du groupe s’octroie ensuite la responsabilité collective d’en tirer les conséquences. La duperie n’est donc pas réglée entre ses protagonistes (le coupable et la victime) mais avec le concours de tous les joueurs.

Emily Hofstetter et Jessica Robles indiquent également que cette notion d’action dans l’esprit du jeu semble lié à la volonté collective de proposer un jeu beau et juste. Au sens d’un jeu qui offre des chances de gagner à tous les participants, qui montrent de belles actions de jeux et où tous acceptent avec bonne volonté les aléas, les hauts et les bas de la partie.

Les deux autres exemples cités, le dernier conduisant à un conflit entre deux joueurs, montrent les mêmes séquences à l’œuvre.

En documentant 3 exemples précis de partie de jeux, les autrices n’entendent pas réaliser un travail statistique mais simplement de dévoiler des grands principes à l’œuvre. Le jeu de société est un terrain idéal de recherche car il expose des cas concrets et visibles de négociations morales collectives, d’une réévaluation permanente des normes acceptables par l’ensemble des joueurs.

Les deux chercheuses précisent d’ailleurs que les interactions sociales décrites ici sont vraisemblablement généralisables à d’autres pratiques et d’autres contextes. Leurs travaux respectifs les ayant par exemple amené à travailler sur les interactions au sein du parlement du Royaume-Uni ou entre docteurs et patients.

Mes rapides remarques sur le sujet du jour :

Premièrement, comme le montre l’étude, la table de jeu est un véritable théâtre, riche d’interactions sociales visibles, ou cachées. Plus que l’histoire dans le jeu c’est l’histoire de la partie qui donne tout son sel à l’expérience ludique.

Deuxièmement. Tout jeu avec interaction ne peut pas être vraiment équitable. En sourdine, une négociation permanente implicite est à l’œuvre. Le joueur avec des compétences sociales développées saura manipuler son petit monde et en profiter. Vous voyez très bien de qui je parle.

Enfin, d’autres effets de jeu identifiés comme non fair-play, contraires au bon jeu seraient intéressants à étudier : l’acharnement d’un joueur contre un autre, le king-making volontaire, faire son pleurnicheur, rejouer un coup pourtant déjà passé, revenir sur un oubli ou une erreur de règle, la liste des actions qui font débat au sein de la partie est longue. Que de terrains d’études à parcourir !

C’en est fini pour aujourd’hui. On se retrouve dans deux mois pour explorer un autre sujet de recherche. En attendant, jouez-bien et profitez-en pour observer discrètement le petit théâtre de la table de jeu.


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