Boardgame Studies #05 : Où sont les chercheurs ?

Cet épisode est initialement paru dans l’épisode 118 du podcast Proxi-jeux en juin 2020.

Dans ce format de chronique, je décrypte et commente un travail de recherche. Place aux boardgame studies !

Ce mois ci : Les études sur le jeu de société sont encore rares, comparées à la littérature produite sur les jeux vidéo ou le jeu de rôle. Quelles raisons à ce désamour des chercheuses pour le jeu de société ?

Le jeu de société dispose pourtant de problématiques propres, intéressantes à creuser. En premier lieu : la place du matériel, son caractère tangible. Qu’est-ce que cette composante palpable fait au jeu et aux joueuses ? Une amorce de réflexion sur le sujet en attendant d’autres analyses !

À lire sur le sujet :

La transcription intégrale de l’épisode est ci-dessous, bonne écoute !


Je me demande bien ce que je suis encore venu faire dans cette galère. Tous les deux mois c’est la même histoire pour vous pondre ma chronique.

J’aurais pu tapoter deux/trois fois un jeu sur mobile, pondre une ou deux blagues vaseuses ou déclamer mon verdict après une demi-partie du dernier jeu à la mode. Mais non. Il a fallu que je fasse une fois de plus mon intéressant en promettant de vulgariser des sujets de game studies. Ou plutôt de boardgame studies.

Et c’est là que le bât blesse. Déjà parce que les articles sont éparpillés un peu partout sur la toile, payants ou piratés. Que rien n’indique où trouver les plus intéressants. Que les chercheuses s’évertuent à utiliser des mots savants et des concepts inventés pour l’occasion. Qu’elles font référence aux cents autres écrits du domaine qu’il faut avoir lu préalablement pour y comprendre quelque chose. Le tout bien sûr in English because it’s the world’s language.

Ensuite parce que les boardgame studies sont le cousin pauvre des game studies. La grande majorité des articles, thèses, conférences parlent en fait de jeu vidéo. Ce qui est très intéressant mais hors sujet ici. Le jeu de rôle produit aussi une littérature conséquente et très poussée. Mais pour le jeu de société ? Peau de chagrin.

Mais pourquoi au juste ? Pourquoi le jeu de société est-il boudé par les chercheuses ?

Je n’ai pas trouvé d’explication définitive à ce sujet mais j’ai quelques pistes d’explications, plus ou moins personnelles, à vous soumettre.

Regardons tout d’abord du côté des branches de game studies les plus fructifiantes :

Concernant le jeu vidéo, la première explication est sa force économique. Il s’agit désormais de la première industrie culturelle en terme de chiffres d’affaire, avec à la clé plus de budget pour les activités tierces comme la recherche.L es grands producteurs vidéoludiques peuvent subventionner des sujets de recherche comme prolongement des études utilisateurs et études de marchés réalisées en interne. Ou pour tout simplement valoriser et légitimer leur domaine d’activité.

Cette force économique est aussi une force médiatique. Les budgets publicitaires, les opérations de presse, les records économiques et les polémiques donnent au jeu vidéo une nouvelle visibilité. Qui à son tour en fait un objet incontournable de notre monde, toujours en première page. Donc un sujet de recherche à ne pas négliger.

Une troisième raison est d’après moi le caractère sulfureux du jeu vidéo. Pour certains : un objet diabolique coupable de tous les maux. Pour d’autres : une forme d’art aux vertus thérapeutiques. Matière à débat donc et à articles sensationnalistes. Donc plus de visibilité. Donc plus d’interrogations sociétales. Donc des financements pour mieux cerner les attraits et dangers de ce média interactif.

Le jeu de rôle bénéficie d’ailleurs aussi un peu de cette aura satanique. Pour la même raison, les jeux d’argent ont aussi une tradition de recherche plus vieille et plus financée que les autres formes de jeux de société.

Pour le jeu de rôle, c’est sans doute différent. Même si la littérature produite est très riche, elle me semble moins institutionnelle, moins financée et plus le fait des joueuses elles-mêmes. Je connais très peu le domaine mais c’est peut-être lié au profil des pratiquantes (niveau de diplôme et domaines de ces diplômes) et au dispositif même du jeu de rôle, dont la liberté pousse à la réflexion sur lui-même.

Si on revient au jeu de société , le manque de recherche à son sujet peut aussi être lié à la temporalité de son histoire. Les jeux vidéo et les jeux de rôle sont apparus dans la deuxième moitié du XXe siècle en même temps que les universités se penchaient sur de nouveaux domaines de recherche, plus pragmatiques et moins académiques. Naissants et en plein mutation, le jeu vidéo et le jeu de rôle étaient au bon endroit au bon moment pour en faire partie. Le jeu de société lui, était déjà là depuis longtemps, bien installé et ne semblait plus mériter qu’on s’y penche.

Enfin, bien sûr, le fait que le jeu de société soit encore beaucoup vu comme une pratique enfantine ne joue pas en sa faveur de sujet méritant l’analyse.

Voici donc quelques raisons et sans doutes pas les seules du désamour des chercheuses pour le jeu de société.

Mais tout ça évolue rapidement. Le jeu de société a le vent en poupe à tous les niveaux : social, politique, médiatique, économique. Pour toutes les raisons vues plus haut, la recherche en bénéficie également. Les financeurs se déclarent, les conférences s’organisent, les chercheuses s’en emparent.

Dans les sujets abordés dans cette saison de chroniques, j’ai pû ainsi parler d’immersion, de mécanismes cognitifs de prise de décision, de pratiques sociales, de « méta-game ». J’ai passé sous silence les sujets d’étude sur l’histoire des jeux de société ou ses avantages sur la santé et l’éducation. Et je tourne déjà en rond pour trouver de quoi vous parler cette fois-ci.

Pourtant j’avais en tête de vous parler d’un élément bien précis, d’un élément caractéristique du jeu de société : son caractère tangible, la place prépondérante de son matériel, la sensation de toucher et la mise en mouvement par les mains du joueur. Et sur ce que cette caractéristique dit du jeu et fait au jeu et aux joueuses.

Car c’est bien là une des différences fondamentales du jeu de société avec le jeu vidéo par exemple. Il est manipulé et d’ailleurs entièrement manipulé par les joueuses elles-mêmes.

Sur le sujet, je n’ai malheureusement trouvé qu’un seul article du, par ailleurs, très bon site analoggamestudies.org, rédigé par Paul Wake, un enseignant en littérateur et chercheur de l’université de Manchester. Le titre de l’article : « Token Gestures: Towards a Theory of Immersion in Analog Games« . Tout en anglais je vous disais. En Français : « Gestes symboliques : vers une théorie de l’immersion dans les jeux analogiques ».

Dans cet article Paul Wake interroge la place du matériel et en particulier de la figurine dans l’immersion :
– d’un côté, la figurine représente le personnage incarné par la joueuse. Son design même aide à se projeter dans un univers et un archétype. Sa taille et sa position matérialisent l’aire de jeux, la présence et l’échelle des ennemis et obstacles.
– d’un autre côté, la joueuse a sous les yeux un morceau de plastique qu’elle manipule du bout des doigts. Difficile dans ces conditions de s’immerger complétement dans l’histoire jusqu’à en oublier le monde réel.

Pour combattre cette ambiguïté, Paul Wake propose de voir le matériel de jeu comme un objet de transition entre le monde réel et le monde du jeu. Un objet qui co-existe dans les deux systèmes : la figurine comme héroïne dans le jeu, comme indicateur de position dans la partie. Le but du jeu de société ? Parvenir à synchroniser l’état des deux systèmes. L’article donne l’exemple de Dead of Winter. Le jeu atteint son climax quand le joueur et son avatar vivent la même urgence et les mêmes soupçons dans le jeu et dans la partie.

Paul Wake effleure par ailleurs l’idée que les autres joueuses ont aussi un statut ambigu ou double. À la fois adversaires ou partenaires dans l’univers du jeu et partenaires et adversaires dans la partie autour de la table.

En conclusion, il expose que la spécificité du jeu de société et sa force sont de rappeler en permanence son statut de jeu via son matériel, au détriment peut-être de l’immersion dans l’univers du jeu mais pour provoquer une autre expérience, riche à plusieurs niveaux.

Ce que j’ai compris de cet article m’est paru un peu léger et redondant avec ce que j’ai déjà pu dire dans mes précédentes chroniques pour lui consacrer un épisode entier. Mais il amorce une réflexion très intéressante sur la composante tangible du jeu de société que j’espère voir explorer par d’autres articles ou des études prochainement !

On va donc souhaiter que les chercheuses travaillent tout l’été pour publier des articles tout à chroniquer à la rentrée. D’ici là, p assez de bonnes vacances, protégez-vous et jouez-bien !


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