Le numérique à la rescousse : la conception de jeu assistée par BGA ?
La pratique du jeu de société n’échappe pas à l’impact du numérique. Lieu de tous les échanges, support du jeu en ligne, Internet change notre façon de vivre le jeu de société. Ne le niez pas.
Mais le public n’est pas le seul dont les pratiques évoluent. Les professionnels se saisissent également de ces nouveaux moyens techniques.
Last faction hero
Il y a quelques jours, Feuerland Spiele, la maison d’édition du jeu Terra Mystica entamait la révélation des factions proposée par les fans et destinées à être officiellement publiées. Ils annonçaient en même temps une campagne de test d’équilibrage lancée sur la plateforme de jeux de société en ligne bien connue Board Game Arena (BGA pour les initiés. Ou les experts je ne sais plus). Un parfait exemple concret d’un apport possible du numérique dans la conception même de nos jeux pourtant bien « analogiques ».
Bon chic, bon genre
Pour rappel, l’an dernier, le groupe Asmodee faisait l’acquisition de BGA. Un rachat évident tant la plateforme occupe désormais une place forte dans l’Internet du jeu de société. (Qu’attend d’ailleurs Asmodee pour racheter BoardGameGeek ?).
Les atouts évidents de BGA sont la taille de son audience et sa large offre de jeux. Mais en achetant Board Game Arena, Asmodee se dote aussi, à mon avis, d’un tremplin pour les usages numériques naissants : la compétition type e-sport, la collecte de données tendance big data, et donc, dans ce récent exemple, un outil d’aide au développement de jeu.
Cash tests
J’ai demandé à Bastian Winkelhaus, chef de projet chez Feuerland Spiele, ce qui les avaient conduit à mener cette campagne de tests de Terra Mystica sur la plateforme : « BGA a une belle communauté et Terra Mystica y est déjà implémenté donc ajouter les factions des fans ne représente pas tant de boulot » (NdT : traduction de mon fait, ses propos exacts en langue anglaise sont en bas de cet article).
La force du numérique est évidente : de nombreux tests par de nombreux testeurs. Comme le dit Bastian Winkelhaus dans le message du forum BGG où l’annonce a été faite : « Nous avons testé chacune de ces factions de nombreuses fois et effectué des ajustements, mais bien sûr les faire tester par la communauté, à une grande échelle sur Board Game Arena ne peut qu’améliorer l’équilibrage de ces factions. »
Développer l’adaptation numérique de ces factions additionnelles a un coût et une complexité logistique bien moindres que d’imprimer des prototypes et les faire parvenir aux testeurs préalablement recrutés. C’est également un effort moindre demandé aux testeurs. Cliquez, jouez.
Le grand détournement
La plateforme BGA propose originellement les adaptations numériques de jeux de sociétés déjà publiés. Avec le temps (et la pandémie), les jeux y sont disponibles de plus en plus tôt, le jour-même ou même en amont de la sortie de la version physique.
Mais l’expérience menée par Feuerland Spiele est d’une autre trempe encore puisque l’adaptation numérique va permettre de finaliser l’édition physique. S’agit-il là d’un détournement de l’usage prévu de BGA ? J’ai essayé de savoir ce que l’équipe derrière BGA en pensait.
Ian Parovel, Directeur Artistique et Relations Presses chez BGA, précise que les éditeurs décident seuls du calendrier de développement de leurs adaptations sur BGA. « Il appartient aux éditeurs de maintenir un jeu non édité en alpha ou beta pour le faire tester à certains groupes privilégiés afin d’affiner de leur côté leurs mécaniques. ». Impossible de savoir aujourd’hui combien d’éditeurs s’essayent à cette pratique mais il observe par ailleurs « la multiplication des tests par les éditeurs eux-mêmes de leurs jeux avec leurs partenaires ». BGA utilisé comme interface de démonstration d’un jeu à ses futurs distributeurs par exemple : encore un autre usage possible du numérique !
En revanche, rappelle Ian Parovel, les jeux ouverts au public sur BGA ne sont que des jeux finis. La campagne de tests de Terra Mystica évoquée ici est réservée aux testeurs autorisés à accéder à la version du jeu encore en béta fermée. « Nous n’en sommes pas à l’édition numérique de prototype, ni aux feedbacks mécaniques » commente-t-il. Il ne serait ni productif ni rentable de développer les multiples itérations que connait un jeu dans ses premières phases de test. « Les changements apportés pouvant étant couteux, ils doivent être mûrement réfléchis. »
Dans le cas des nouvelles factions de Terra Mystica, il ne s’agit pas de tester les mécaniques mais bien d’équilibrer leurs forces respectives. Un jeu de cette trempe doit tenir la promesse de chances égales alors même que les pouvoirs de chaque faction viennent chahuter l’équilibre économique du jeu. Pour parfaire cet équilibrage, il n’y pas de formule toute faite, il faut tester, tester et encore tester.
Data Mystica
Bastian Winkelhaus explique d’ailleurs pourquoi le choix s’est porté sur la plateforme BGA plutôt qu’un autre service de jeux en ligne : « Comparé à d’autres sites, [BGA] collecte beaucoup de statistiques ». Il suffit de jeter un œil aux statistiques (réservées aux membres Premium) d’une partie de Terra Mystica pour le constater. L’éditeur compte sur ces statistiques, collectées automatiquement, pour l’aider à comparer les factions et niveler leurs pouvoirs respectifs.
En dehors du nombre de parties jouées, la collecte des informations est aussi bien plus simple que de faire renseigner un tableur à tous les testeurs, comme ça peut être le cas dans des campagnes de test plus traditionnelles.
BGA permet aux éditeurs d’extraire les données de « toutes les parties jouées en ligne depuis 10 ans, soit plusieurs Teraoctets de données » précise Ian Parovel. Mais rien n’interdit en plus à un éditeur d’intégrer son propre système de recueil de statistiques lors du développement du jeu. Mais la pratique reste rare car coûteuse et sa pertinence reste à prouver.
Encore un effort
En effet on est loin de la solution miracle comme le rappelle Ian Parovel. Les retours pertinents ne sont pas simple à obtenir. BGA et les éditeurs en font déjà l’expérience lors des tests des versions beta des jeux adaptés sur la plateforme.
Surtout, les données ne font pas tout. « Leur pertinence dépend presque uniquement de ce qu’on veut y lire ». On peut découvrir qu’une carte est plus jouée par les vainqueurs sans savoir si c’est parce qu’elle facilite la victoire ou que seuls les bons joueurs osent l’utiliser. L’important est, comme toujours, de bien définir en amont ce qu’on veut mesurer et de ne pas sauter sur des conclusions préconçues.
En conclusion pour Ian Parovel : « Il pourrait être tentant de tout mettre dans un tableur afin d’analyser ce qui se passe sur un jeu, mais la pertinence d’y investir des ressources reste à démontrer pleinement. L’humain reste nécessaire en phase de développement. »
L’évolution qui vient
Board Game Arena ne semble pas destiné à devenir un outil de prototypage de jeu de société. Mais les professionnels du secteur se saisissent peu à peu des nouvelles possibilités offertes par le numérique sur BGA ou ailleurs. La campagne massive de test pour parfaire l’équilibrage des factions fan-made de Terra Mystica en est un exemple concret, parmi d’autres. Certaines de ces initiatives, certains nouveaux usages seront accompagnés par BGA. D’autres trouveront d’autres lieux d’expression et d’innovation. Dans tous les cas, même pour une industrie aussi tangible que le jeu de société, l’apport du numérique n’a pas fini de nous étonner.
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Les réponses de Bastian Winkelhaus reçues via la messagerie BGG :
- « BGA has a great community and it already has an implementation of Terra Mystica, so adding the fan factions is not that much work ».
- « Also compared to other sites, [BGA] collect a lot of statistics. »
- « We think these statistics will help us a lot (and we can access the database to aggregate them). Much easier than have players fill out a form. »
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