Du jeu dans les jouages
Ne nous voilons pas la face du dé, ce blog est en jachère. Alors, histoire de se réveiller un peu, un article pot-pourri-ressassé de quelques considérations personnelles autour de la définition même du jeu. Accrochez-vous !
Dès qu’on se targue de réfléchir un peu au jeu, on se retrouve à tourner autour de la question-pachyderme par excellence : « C’est quoi le jeu au juste ? ». Comment définir une notion, comprise intuitivement par toutes et pourtant aussi polysémique et polymorphe ?
Définitivement flou
Disons-le tout flou : je suis persuadé qu’il n’y a pas de réponse définitive honnête à cette question. Il existe en réalité autant de définitions du concept de « jeu » que d’usages qu’on lui trouve. Ce qui sera du jeu pour le pédagogue ne le sera pas pour le critique. Le musicien ne joue pas comme le sportif de haut-niveau, ni l’enfant comme le rôliste.
Pour le dire autrement, pour chaque tentative de définition précise du « jeu », on trouvera toujours l’activité ou l’objet qui n’y répond pas et qui est pourtant tout autant perçu intuitivement comme un jeu.
Prétendre qu’il n’existe pas de définition au mot « jeu » n’empêche pas d’essayer d’en tirer le portrait. Il est toujours intéressant et utile de s’interroger sur ce qui caractérise le jeu et le différencie d’autres activités. Plutôt qu’une définition ferme et définitive, il reste possible d’identifier des caractéristiques (à la va-comme-Wiggenstein), plus ou moins précises et plus ou moins présentes d’un jeu à l’autre. Mais suffisantes pour se comprendre et c’est déjà pas mal.
« Autotélique », mon …
Dans les tentatives de définir le jeu, le mot « autotélique » occupe souvent le devant de la scène. C’est d’ailleurs à ma connaissance les seules conversations où le mot est prononcé. Comme un signe secret de ralliement pour celles et ceux qui aiment débattre autour du jeu.
Le mot « autotélique » signifie que l’activité ne poursuit pas d’autre but qu’elle-même. On jouerait au jeu pour jouer et pas pour un bénéfice autre que la satisfaction immédiate tirée du jeu. Au contraire des activités de survie (dormir, manger) ou du « travail » au sens très large (tâches ménagères et soin des autres compris) dont l’utilité est externe.
Personnellement, je ne trouve pas, ni que ce terme s’applique bien au jeu, ni qu’il lui soit particulier. Toutes les activités de loisirs peuvent en effet être vues comme autotéliques. Se promener en forêt, écouter de la musique, discuter avec une amie sont pratiquées pour leur satisfaction immédiate et non la poursuite de quelque chose de plus concret et permanent.
Certes, on peut toujours revendiquer un bénéfice extérieur à ces exemples d’activités : soigner sa santé, se reposer l’esprit, se cultiver, entretenir des relations sociales. Mais dans ce cas, le jeu répond tout autant à ces impératifs.
Dire que le jeu est autotélique reviendrait ainsi à dire que le jeu est un loisir et pas un travail ou la résolution d’un besoin primaire. C’est pas faux mais ça ne nous avance guère à en définir précisément les contours.
Des hommes et des jeux
En matière de définition du jeu, les trois mousquetaires appelés régulièrement à la rescousse sont Huizinga, Roger Caillois et Jacques Henriot.
Callois notamment, dans son livre « Des jeux et des hommes », identifie six critères qui fondent l’activité « jeu ». Celle-ci doit être libre, séparée, incertaine, improductive, réglée, fictive. La page Wikipedia dédié à l’ouvrage vous fera une présentation plus détaillée de ces six critères.
Pour chacun de ces six critères, il est pourtant facile de trouver un contre-exemple. Les parents obligent leur enfant à jouer à la partie hebdomadaire du Nain Jaune. Pokemon Go n’a pas de fin. L’issue d’une partie de bataille est établie avant que les joueuses ne commencent leur partie. Le footballeur gagne énormément d’argent avec son beau jeu. L’enfant joue librement avec ses jouets, sans avoir établi de règles préalables. Le joueur de poker évolue-t-il dans un monde détaché de la réalité ?
À l’inverse, on pourrait considérer que la lecture est une activité pratiquée librement, en marge de toute autre activité, sans connaître l’issue de l’histoire, qui ne produit pas de richesse, qu’on fait toujours page à page de gauche à droite et de haut en bas et qui nous entraîne dans une réalité imaginaire. La lecture serait donc un jeu d’après Roger Callois ?
Ces critères apparaissent donc davantage comme des ingrédients souvent présents dans les jeux, sans doute même plus présents ici que dans d’autres activités, mais pas comme essentiels ou identitaires du seul jeu. Raté.
Comme vous l’aurez compris, mes penchants m’emmènent plus naturellement dans les pas de Jacques Henriot ou du moins de la définition que je lui retiens : « le jeu, c’est ce qu’on fait quand on joue ». Autrement dit, c’est la joueuse qui choisit que l’activité qu’elle est en train de pratiquer est un jeu. En conséquence, ce qui est jeu pour l’une ne l’est pas forcément pour l’autre et il est vain d’en chercher une définition définitive et universelle. Échec et mat !
Contrôle surprise
Cette définition donne autorité à la joueuse pour mettre ses propres mots sur son expérience et son ressenti. Malin, car le contrôle est justement au centre de l’expérience ludique.
Jouer nous demande de décider mais au sein d’un espace de décision contrainte. Un choix certes mais parmi les choix offerts. Étrange paradoxe : j’obéis volontairement aux règles mais pour les tordre à mon avantage. Je tente de reprendre le contrôle après l’avoir soumis au jeu. Le jeu comme « mise à l’épreuve de son sentiment de contrôle ». Un examen volontairement consenti. Dis-comme ça ça ne fait pas rêver. D’ailleurs le jeu peut parfois ressembler, vu de l’extérieur, à un travail ou une corvée.
Mais si le jeu reste pourtant ludique c’est qu’il offre le contrôle total et définitif à la joueuse. Elle décide d’entrer en jeu et elle décide quand en sortir. Elle contrôle son niveau d’engagement. Une (sinon la) spécificité du jeu à mes yeux se trouve là : je vis le jeu comme une action profondément sérieuse ou totalement futile ou les deux à la fois. L’issue du jeu est la conséquence de mes actes mais cette issue est sans conséquences. Ou plutôt je peux la voir sans conséquence. C’est à moi d’en décider. Je peux, dans le même mouvement, souffrir d’une défaite et la savoir indolore. Ce que j’appelais plus tôt « la modulation de l’enjeu ». C’est pour moi là l’essence du jeu.
Les décisions du quotidien, au contraire, nous imposent leurs conséquences. On ne peut pas se soustraire aux effets du travail, on ne peut pas négliger nos besoins primaires sans en payer le prix. Le jeu, en nous imposant son cadre en marge de la réalité et ses règles explicites, nous redonne ce pouvoir d’en décider les conséquences. Quel pouvoir !
Mauvais jeu
Cette couleur étonnante du jeu se retrouve dans le langage.
Regardons un instant celui qu’on qualifie de « mauvais joueur ». Si le jeu était avant tout des règles, le « mauvais joueur » devrait être celui qui ne les comprend pas ou les transgresse. Si le jeu était avant tout une performance, le « mauvais joueur » serait celui qui la rate. Mais le « mauvais joueur » dans le langage courant est plutôt celui qui refuse la défaite ou plutôt qui met trop d’affect dans l’issue de la partie. S’il « joue mal » c’est parce qu’il ne parvient pas à prendre du recul ce qui se joue ici. Il ne contrôle pas sa perte de contrôle. Il oublie qu’il décide seul de l’enjeu.
À l’inverse, on qualifie de « beau jeu », le jeu qui est moins orienté vers la victoire que vers une certaine élégance, une tentative osée de pousser le spectacle quitte à en payer le prix de la défaite.
Droit de regard
En extrapolant la définition de Jacques Henriot, on peut jouer avec tout, jouer de tout. Tant qu’on l’a décidé ainsi. Jouer devient donc une façon de regarder les choses ; « l’attitude ludique » un pas de côté pour examiner la réalité d’un autre angle.
On peut même transformer le travail en jeu si on parvient à se détacher du sérieux de ces conséquences. Transformer une corvée en épreuve ludique. Si je n’ai rien à perdre ou si j’accepte par avance de pouvoir perdre, si les conséquences ne m’atteignent pas, alors tout est jeu.
« Se jouer des règles », « mais à quoi vous jouez ? », « c’est pas du jeu ! », « être pris à son propre jeu », autant d’expressions qui révèlent que la transgression des règles sociales, des codes moraux, des injonctions est perçue comme un jeu. Une marge de manœuvre autour de l’axe imposé. Du jeu dans les rouages imposés du quotidien.
Ce n’est bien sûr ni facile ni toujours souhaitable de relativiser ainsi l’enjeu en toute chose. Poussé à l’extrême ça entraîne même conduites à risques ou tendances sociopathes. Mais bien utilisé, ça devient un refuge ou une technique pour affronter la vie. Une sorte de cynisme ou d’auto-dérision mais maquillés en jeu.
Il faut se méfier des gens trop sérieux, incapables de voir le ludique en toute chose. Il faut sans doute se méfier aussi de celles et ceux pour qui tout n’est qu’un jeu partout tout le temps. Mais entre ces deux extrêmes, saupoudrer de sel ludique les obstacles et épreuves de la vie réelle est une chance à saisir quand c’est encore possible. Pour agir sérieusement mais avec un recul salvateur, une dédramatisation utile.
Adoptons l’attitude ludique et jouons-nous des règles imposées !
Oups. Je me suis bien éloigné du jeu tel qu’on le pratique dans nos soirées et festivals et je suis retombé dans mes travers pompeux, on ne se refait pas. Mais ne prenez pas ça trop à sérieux, c’était l’idée ! À très vite.
L’image à la une est une photographie d’André Nostrand d’un élément de matériel du jeu Tzolk’in: Le Calendrier Maya (fiche BGG de la photographie)
Une réponse à “Du jeu dans les jouages”
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Merci pour l’excellent article.
Ta définition est finalement une version plus nuancée et fluide de celle du « cercle magique ». J’aime beaucoup et je partage ta vision !
La partie finale m’a évoqué Stupeflip:
Y a des humains qui m’ont dit
« T’as des problèmes pour trouver ta place dans la société? Alors prend ça comme un jeu »
L’hypocrisie au travail? Prend ça comme un jeu
Marcher sur la tronche des autres? Prend ça comme un jeu
S’faire traîter comme une sous-merde? Prend ça comme un jeu
(Dans leur meilleure chanson: Ouest Region’s Inquisitors)